La soie du sanglier : quand ce qui ressource isole

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La soie du sanglier est le second roman d’Emmanuelle Delacomptée, que les éditions JC Lattès nous proposent pour cette petite rentrée de janvier. Bernard vit seul dans un garage délabré, dans un petit village de Dordogne. Plutôt que d’aider son père à exploiter sa terre à outrance en l’inondant de pesticides, il préfère être l’homme à tout faire du village pour les gros travaux d’extérieur, afin de rester fidèle au fonctionnement intrinsèque de la nature.

Bernard respire et vit en communion avec elle, connaît les arbres, les animaux et surtout la région comme personne. Son délabrement social jure donc avec la richesse de sa relation à la nature et aux animaux. C’est sur ce contraste que se bâtit La soie du sanglier, tirant son énergie de l’opposition entre ces deux aspects.

Dans La soie du sanglier, Emmanuelle Delacomptée alterne les scènes de conflit entre Bernard et son père ou d’autres hommes du village, dont Bernard ne supporte pas les arrangements et les manigances et les moments de ressourcement dans la nature, au cœur de la forêt, avec ses chiens. Le lien à la nature est omniprésent dans son esprit et s’incarne jusque chez lui où une branche de pêcher entre dans sa chambre par la fenêtre dont on ne peut plus fermer un battant. Branche qu’il ne peut bien sûr pas se résoudre à couper.

L’autre dynamique du roman est l’absence d’une femme ; la femme dont Bernard était tombé amoureux et qui l’avait aimé malgré sa vie marginale, avant de renoncer devant son manque de volonté à réaliser leurs projets d’avenir et de partir un jour par surprise. Depuis, la nostalgie et la tristesse imprègnent toutes les pensées de Bernard qui n’arrive pas à faire son deuil depuis deux ans, et par extension le roman.

Humainement, la vie de Bernard semble donc être un échec, sans compter l’alcool dont il s’imbibe copieusement tous les soirs. Et la descente aux enfers semble s’engager quand Bernard commence à avoir des démêlés avec les seuls compagnons qui lui restent, ses partenaires de chasse, puis avec la police qui le prend en flagrant délit de conduite en état d’ivresse. Mais, toujours, le contact avec la nature le régénère, l’empêche de basculer tout à fait dans la déchéance.

J’ai apprécié dans La soie du sanglier le traitement de cette oscillation, qui est très bien mené par le récit et stylistiquement bien exploité ; le lecteur se retrouve régulièrement à la lisière du dégoût, avec la quasi-certitude que le personnage de Bernard va plonger, et à chaque fois un détail, un mouvement de la nature, le détourne de cette voie, fait revenir en lui l’humanité, l’apaisement.

Emmanuelle Delacomptée

Il n’y a que la nostalgie d’Isabelle qui me semble moins plausible, car elle était autant citadine que Bernard est campagnard, et la façon dont Emmanuelle Delacomptée souligne cette différence radicale rend cette histoire, et surtout l’ampleur du manque de Bernard, peu crédible. Mais au fond, Isabelle n’est présente que pour faire contrepoint à Marie, celle qui lui succède peu à peu, par petites touches. Marie qui incarne autant la Dordogne, l’histoire, l’enracinement à la terre qu’Isabelle était une femme de la ville, une femme aux magazines de mode et aux croissants frais, trop extérieure à Bernard pour lui inspirer autre chose que de la fascination. Sans qu’une vraie communion ne soit possible. Au contraire, l’assimilation de Marie à la Dordogne permet à Bernard de la comprendre comme il comprend sa terre, de la reconnaître comme de son propre sang, de la même espèce que lui. La seule chose qui les fait se manquer, se tourner autour, ce sont les convenances sociales, qu’ils balaieront finalement, en une ode alliant femme et nature.

À la fois noir et lumineux, jouant de l’opposition entre l’humanité de la nature et la bestialité humaine, tranchant et lyrique, La soie du sanglier est une bonne réussite stylistique et se laisse lire avec plaisir par l’amateur de belle langue. Ma seule réserve concerne l’intrigue qui est un peu appauvrie par ce manichéisme  de l’humanité et de la nature : ces thèmes sont un peu courus depuis le romantisme. Les personnages, surtout Isabelle et Marie, perdent en profondeur ce que le style gagne en virtuosité. Bernard est le seul personnage, et certes le plus important, qui garde une belle complexité.

Extrait

« Bernard porte son regard loin au-delà des ramages des troncs. Dernière frontière avant le grand voyage. Les branches oscillent dans un sens, dans l’autre. Il caresse distraitement sa chienne qui veille. Le silence qu’il sait habité est pur. Absolu. Apaisant comme les bras de cette nature qui l’enserrent. Il garde ses yeux ouverts, s’efforce de ne plus penser à rien. Fixe haut devant lui vers les contrées les plus lointaines. Peu à peu, il se sent bercé dans un espace immense. Est-ce le ciel qui bouge, les brassées de feuillages ? Il oublie ses rêves malmenés. Ses chagrins redeviennent minuscules. Ses soucis de village, dérisoires. Il lâche prise. Il lui semble qu’un souffle glisse sur toute chose, sur lui, le console. Sa colère passe. Ses sentiments de faillite, de malheur se dispersent sous les odeurs exaltées par la pluie. C’est fini. Bernard dérive dans un demi-sommeil. Les songes le rattrapent et, doucement, émergent les mouvements de la faune au gagnage. »

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