Certains livres ne frappent pas tant par leur intrigue que par l’atmosphère qu’ils instaurent, le sentiment qu’ils parviennent à installer. Nous partirons d’Elsa Fottorino est de ceux-là. L’ambiance d’un été au bord de la mer, les maisons et les personnages écrasés par le soleil, les peaux bronzées encore un peu huileuses de crème, des positions languides, une attitude hédoniste. Et en même temps, le sentiment que toujours affleure sous la peau des personnages, derrière les yeux de Nicole et de Jacques, autre chose de bien plus lourd et suffoquant que la simple chaleur estivale. C’est paru en mars dernier au Mercure de France.
Un soupçon maladif chez Jacques, une nostalgie et un deuil sans fond chez Nicole, comme on le comprend peu à peu à demi-mot, en voyant apparaître peu à peu à la lumière les nœuds bizarres qui lient ce couple malgré lui. Mais comme rien n’est simple, tout est en clair-obscur, montré en demi-teinte, jamais érigé en vérité entière, toujours ombragé par le doute ou le biais du personnage, c’est au lecteur, poussé au questionnement, que revient la tâche de choisir, plus qu’une piste de réponse, le parti de Nicole ou de Jacques.
Nous partirons s’ouvre sur un panorama apparemment idyllique : un couple en vacances au bord de la mer, dans une villa récemment acquise. Jacques, notaire, a beaucoup de moyens ; Nicole, jeune, est très belle. Ils ont une petite fille, Sabine, vivante et affectueuse. Mais le lecteur comprend bientôt que cette vision n’est que de façade ; dans ce couple la femme n’aime pas et a sombré dans le renoncement et la nostalgie, l’homme est le seul à aimer, et aime tant qu’il en devient possessif, jaloux, frustré par son impossibilité à égaler dans le cœur de sa femme l’homme qu’elle a aimé et qui n’est plus.
On connaissait l’amour comme exaltation de la vie, et son refus ou son échec comme une tragédie. Elsa Fottorino renverse les jeux et donne une vision radicale de l’amour comme l’abolition de la vie : « Ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’appelle David Hall, qu’il est étranger et que Nicole n’aura jamais plus de regards pour un autre homme. Dès cet instant, la vie s’est abolie en elle. » Elle ne vit plus pour elle-même, mais pour un autre. Et lorsque l’autre n’est plus là, impossible de continuer à vivre, même si l’on ne se suicide pas. Le corps de Nicole survit, mais sa vie, son âme, s’est emmurée dans la réalité de son absence et s’interdit de s’en détourner.
C’est pour cela que délitement, déliquescence sont les maîtres mots qui se dégagent de ce roman, alors même que Nicole est une femme magnifique ; que ce couple est dans la force de l’âge. Parce que Sabine n’est pas l’enfant de Jacques mais de David ; parce que ce couple n’en est un que grâce à l’abandon et à la passivité de Nicole et l’amour impérieux de Jacques qui tente vainement de la ranimer à elle-même. Même Julien, un voisin séduisant et prédateur, qui déchaîne la jalousie de Jacques, n’y arrivera pas. Au milieu de tous, elle déchaîne leur concupiscence par son physique mais son retirement intérieur, dans la tour d’ivoire de son deuil, la leur rend insaisissable, puissent-ils la posséder physiquement. Jusqu’à déliter même les sentiments de son mari. Malgré le dessein machiavélique de Jacques qui cherche à la piéger, à la briser pour enfin avoir une mainmise entière sur sa femme, c’est ce retirement, ce deuil qui l’emportera sur tout, même la réalité.
Nous partirons est un livre à l’atmosphère trouble et puissante, qui habite l’esprit longtemps après avoir été refermé et colore notre réalité de son prisme.
Extrait
« Quel enseignement Nicole avait-elle ainsi tiré d’elle-même pour s’abîmer ainsi, dans l’opacité des nuits sans rêves ? Elle qui s’était quelques années plus tôt offerte à cette force invincible de vie, elle qui s’était laissée coloniser jusqu’aux retraites les plus éloignées de l’âme, se laissant dépouiller de tout son être ? (…) C’était un pacte secret qu’elle avait conclu avec elle-même, une injonction souterraine dictée par le sentiment insensé que l’amour ne se rencontrait qu’une seule fois. Ne s’incarnait qu’une seule fois. Ne revenait pas en fonction du contexte, du temps qui passait, de ce que la vie ramenait, non, il n’était pas question d’en guérir. (…) Cette fidélité devait la protéger d’elle-même. Du gouffre béant qui s’ouvrait inévitablement quand on n’avait plus personne à aimer. »