Bernard Morlino et les amitiés littéraires : la fin de la Tour d’Ivoire

2

Parce que c’était lui – les amitiés littéraires de Bernard Morlino, est paru aux éditions Écriture. Cet ouvrage célèbre l’amitié littéraire des grands écrivains que nous connaissons, que ce soit Montaigne, Balzac, Hugo, Proust, Flaubert ou Céline. En effet, il est souvent question d’histoire d’amour dans la littérature, et presque jamais d’amitié, ce qui est extrêmement regrettable : elle est souvent bien plus importante encore, et certaines ruptures amicales sont aussi dévastatrices que bien des divorces !

L’ami vient du mot « aimer », et ce n’est pas pour rien que Tristan a appelé Yseult « Amie », montrant qu’il l’aimait. (Et « ami » provient aussi du grec philia, signifiant l’amitié vertueuse selon Aristote). L’écrivain n’est pas cet homme confiné chez lui et qui écrit en solitaire : comme tout être humain, il arpente les rues, est marqué par les évènements historiques de sa propre vie, et part à la rencontre des autres. L’écrivain est par nature un témoin de son époque, « tout pénétré de son milieu » comme le disait Émile Zola. La Tour d’Ivoire n’était donc qu’un mythe, et il est temps qu’elle s’écroule.

parce-que-c-etait-luiDans les années 80, une émission radiophonique a proposé une expérience intéressante. L’écrivain Martin Monestier avait décidé d’appeler l’ensemble de ses amis pour les soumettre à un drôle de canular. Il prétendait avoir tué quelqu’un, et il appelait ses véritables amis, tous de longue date, pour leur demander de l’aider à cacher le corps, ou bien à fuir le pays. Aucune de ces personnes piégée ne savait qu’elles étaient enregistrées ! La moitié d’entre elles ont accepté de l’aider, cinq ont refusé et quatre ont demandé à réfléchir. Mais étrangement, personne n’était surpris de ce supposé meurtre. Après cette expérience, il va sans dire que Martin a fait le ménage dans ses connaissances… Cette anecdote, écrite par Bernard Morlino, est édifiante dans la manière dont on peut tester la confiance placée chez les autres. Jusqu’où iriez-vous par amitié ? C’était bien le principe. Dans cet ouvrage, Bernard Morlino nous propose 35 petits chapitres qui racontent les amitiés les plus illustres entre écrivains. Cette formule, « Parce que c’était lui…parce que c’était moi », vient évidemment de Michel de Montaigne, qui avait en grande estime Étienne de la Boétie. Cette amitié était si forte que Morlino lui-même a inventé le mot « d’amourtié » pour décrire leurs liens. Ils ne sont restés amis que cinq ans environ, avant que La Boétie ne décède. Les adieux sur le lit de mort son déchirants. Montaigne célèbrera l’amitié disparue dans ses célèbres « Essais » et ne retrouvera plus jamais des liens aussi forts avec quelqu’un, même avec sa femme, même avec ses autres connaissances. L’ami perdu est resté irremplaçable.

L’amitié soude, l’amitié façonne, l’amitié enrichit l’écrivain dans son travail de littérature. Ces amitiés nous sont parvenues sous forme de lettres jusqu’à nous. Rousseau, le Promeneur Solitaire, n’hésite pas à parcourir 16 kilomètres à pied aller-retour pour rendre visite à son ami Diderot à Paris, et leur rupture amicale au bout de quinze ans leur fera encore susciter des regrets amers, comme en témoigne Diderot lorsqu’il retombe par hasard sur une ancienne lettre de Rousseau dans ses affaires… Voltaire entretient une correspondance pleine d’estime à Madame du Deffand durant plusieurs dizaines d’années. Cette dernière, qui tenait un salon très animé dans sa jeunesse et qui collectionnait les amants de passages, devient infirme et aveugle à la fin de sa vie, mais elle poursuit une conversation fidèle des plus piquante avec le philosophe des Lumières. Mon passage préféré concerne l’amitié entre Honoré de Balzac et Victor Hugo, deux monstres sacrés de la littérature, qui semblent entretenir une conversation depuis le Panthéon… Le réaliste et le romantique s’admiraient l’un l’autre, et Victor Hugo a laissé de magnifiques écrits sur Balzac, ainsi qu’un vibrant hommage lors de la mort de ce dernier. Les anecdotes abondent dans ce livre à l’écriture magnifique. Saviez-vous que Marcel Proust avait été rejeté par Paul Claudel au sujet du Prix Goncourt, parce qu’il était homosexuel ? Proust justement, qui était très ami avec Léon et Lucien Daudet, les fils d’Alphonse Daudet. Lucien était homosexuel aussi, mais lui et Marcel Proust ont entretenu une amitié très « père-fils », sans jamais qu’ils ne deviennent amants pour autant.

Les amitiés célèbres ont aussi leurs « Roméo et Juliette » avec Charles Péguy et Lotte, qui meurent tous deux sur le Front en 1914. Ou encore la mort de Cabu et Wolinski, dessinateurs de Charlie Hebdo, assassinés par le fanatisme. La tuerie de Charlie Hebdo conclut le livre, l’achevant sur une note bien sombre, et ce quelques mois avant les attentats de Paris… Il va sans dire que l’amitié sauvera l’humanité. Il est beaucoup question de liberté et d’égalité, mais on fait bien peu cas de la fraternité, pourtant essentielle. On sent bien que Bernard Morlino maîtrise son sujet. Il nous entraîne dans les coulisses du Prix Goncourt, dénoue les intrigues entre écrivains ou jury qui s’appréciaient, ou qui se donnaient des coups de couteau dans le dos. Il énumère beaucoup d’amitiés entre écrivains peu connus, mais qui restent très intéressantes. Notons un grand livre sur l’amitié au temps de la Commune, La Débâcle, roman peu connu d’Émile Zola dans sa saga des Rougon-Macquart, mais qui était pourtant le plus célèbre de ses livres à la fin du XIXe siècle (il a été remplacé, de nos jours, par l’Assommoir dans la liste de ses livres les plus lus). Il faut davantage d’amitié en littérature, là où les histoires d’amour ont pour risque de tomber dans l’excès de bons sentiments, incompatibles avec la grande littérature, comme le disait André Gide. L’ouvrage de Morlino s’achève sur la barbarie, qui semble mettre un coup d’arrêt sanglant à ce magnifique florilège d’écrivains fabuleux qui composent le noyau dur de notre culture. A l’époque actuelle, on peut ressentir un nœud douloureux en refermant le livre, comme quoi rien n’est jamais acquis et qu’il faut toujours se rappeler de notre patrimoine, ainsi que de ses lumières.

About Author

2 commentaires

  1. Merci pour votre lecture serrée de mon livre. La littérature est un partage, une transmission, un acte de générosité envers les lecteurs.

  2. Je vous remercie pour votre message. J’ai vraiment adoré le livre, que je garde précieusement dans ma bibliothèque, et que je relis avec plaisir.

Leave A Reply