Avec Les dames blanches, roman futuriste sorti à L’Atalante le 21 mai dernier, Pierre Bordage, figure reconnue de la science-fiction française aux orientations humanistes, nous livre ici un plaidoyer éclairant contre le fanatisme et la politique de l’autruche.
Les dames blanches commence comme un roman de science-fiction classique promettant l’apocalypse et la fin de l’humanité : un matin gris et froid, une étrange bulle blanche d’une cinquantaine de mètres de diamètre apparaît dans un champ des Deux-Sèvres et, inexplicablement, attire et avale un enfant de trois ans, Léo, dont elle ne laisse pas la moindre trace. Et ce n’est que la première de milliers de disparitions d’enfants et de dizaines de milliers de bulles qui se répandent dans le monde entier.
Pour décrire le bouleversement mondial sans précédent que ces dames blanches provoquent par leur présence, notamment des perturbations magnétiques et électriques qui provoquent une régression technologique sans précédent, Pierre Bordage emprunte le point de vue de personnages multiples : la mère de Léo, Élodie Mangin, une jeune journaliste d’un grand magazine parisien, Camille Grosjean, leurs maris et leurs enfants puis petits-enfants qu’on tâche de protéger des bulles avec plus ou moins de bonheur.
La fresque des Dames blanches s’étend sur plusieurs générations, et met en lumière tous les réflexes aberrants des dirigeants et des régimes politiques, par une mesure aussi plausible qu’effrayante : la loi d’Isaac. Puisque les seules personnes pouvant pénétrer dans les bulles sont les enfants de moins de quatre ans, l’Inde décide d’envoyer des enfants-kamikazes, chargés de bombes, dans les dames blanches, pour tenter de les faire exploser. Cela a pour seul résultat de faire virer les bulles au gris, et de les faire temporairement diminuer, sans qu’on ne revoie jamais les enfants, bien sûr.Mais il n’en faut pas plus aux autres nations pour faire de même. D’abord, on prend les enfants orphelins. Puis, lorsque leur nombre n’est plus suffisant, tous les pays votent la loi d’Isaac : chaque couple ayant des enfants doit en donner un au recrutement pédokaze, pour le bien de l’humanité. Pourtant, bien marri qui pourrait prouver que ces sacrifices d’enfants ralentissent véritablement sur les dames blanches, ou élèvent l’humanité vers un mieux-être.
Pierre Bordage le souligne en donnant à voir, d’une écriture simple et limpide les répercussions des dames blanches et de la loi d’Isaac dans la vie de chacun de ses personnages, jusqu’au final qui ne se veut nullement une apothéose, mais la prise de conscience du lecteur, lorsqu’il rassemble les fils de l’intrigue, que c’est finalement l’humanité qui est son plus grand ennemi, face à l’inconnu.
Plus que de la science-fiction, plus que du suspense, l’atmosphère qui se dégage des Dames blanches, de ce style posé, qui pointe calmement mais irréfutablement les paradoxes de notre monde, c’est de l’humanisme sous couvert d’anticipation ; de l’analyse sociale et politique sous couvert de romanesque. Balzac disait, dans son Avant-propos à la Comédie humaine « La société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire » ; on pourrait dire de Pierre Bordage qu’il est le secrétaire, visionnaire et lucide, d’une société future.
« ‘Le problème, ce sont les dames blanches, finit-elle par répondre. On n’a pas trouvé le moyen de les arrêter et, si on les laisse proliférer, elles mettront l’ensemble de l’humanité en danger.’
L’incrédulité et l’indignation agrandirent les yeux et tendirent les traits de Claire.
’Tu es en train de me dire que tu approuves l’idée des enfants bombes ?’
Camille se renversa sur sa chaise en écartant les bras.
‘Qui pourrait se réjouir de la mort d’enfants ? Mais que peut-on faire d’autre ? Les bulles ont résisté à tous les traitements et menacent de nous submerger.’
Claire contourna le bureau pour se planter en face de sa consœur.
‘- Ce sont des gosses, Camille. Des gosses.
– Il semble, hélas, qu’ils soient les seuls soldats efficaces dans cette guerre.
– Des soldats, des mômes de moins de quatre ans ?
– Personne d’autre qu’eux ne peut s’introduire dans les bulles. Propose une autre solution.’ »