Ce sont deux petits récits publiés sous le nom de Fannie et Freddie que Marcus Malte publie aux éditions Zulma pour la rentrée littéraire. Bien que l’accent soit mis sur Fannie et Freddie qui donne son nom au livre, j’ai finalement préféré Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas. Si le premier souscrit nettement au genre du thriller, le second, plus austère et sobre, a une consonance œdipienne et la sobriété d’une tragédie classique inachevée qui l’élèvent au-dessus du simple polar.
Le personnage de Fannie est décrit dès la quatrième de couverture comme « surnommée “Minerve” par ses collègues, parce que son buste tout entier pivote quand on l’interpelle, raideur d’une prodigieuse coquetterie qui dissimule un œil de verre », qualification reprise d’emblée par la majorité des critiques, parce qu’elle est peu ou prou la seule description d’ensemble que nous avons du personnage, ensuite réduit à ses attributs physiques.
Tout comme cet aperçu, le personnage de Marcus Malte m’a semblé trop circonscrit aux poncifs du thriller. Une femme peu gâtée par la nature, qui a perdu ses parents suite à la crise des subprimes, et se tourne vers le premier coupable venu afin d’assouvir sa soif de vengeance… on ne sait finalement pas trop pourquoi.
Certes, on comprend intellectuellement sa colère, sa douleur, son désir de vengeance. Mais l’écriture de Marcus Malte a échoué à m’impliquer affectivement dans sa psyché et ses pulsions.
Quelles étaient ses relations avec ses parents ; pourquoi son œil de verre, jamais vraiment mentionné par la suite, est-il important dans l’histoire ; pourquoi l’avoir choisi, lui, comme exutoire de sa vengeance, et, surtout, quel intérêt trouver à cette vengeance ? Son scénario fantasmatique a sonné faux à mes oreilles dès le début. Tout comme le personnage de Freddie, sans âme, pleutre à souhait, réduit aux clichés de sa classe sociale : lâche naïf, inconscient des conséquences économiques de son travail pour les gens plus humbles, de son mode de vie, du luxe qu’il prend pour acquis face aux classes moyennes qui peinent à s’en sortir.
Cependant, si les personnages m’ont déçu, le récit factuel, bien ficelé de Marcus Malte, m’a donné envie de continuer jusqu’au bout. La scène où l’on découvre enfin le pourquoi de la volonté de vengeance de Fannie est bien conduite ; le huis clos entre elle et Freddie efficace avec ses brusques montées de tension et ses retombées non moins abruptes, même si je n’ai pas toujours accroché à la gradation du suspense. Ce que j’ai apprécié en revanche, c’est de voir le récit de Marcus Malte souligner qu’avoir un flingue dans la main ne garantit nullement d’arriver à se faire entendre clairement, malgré le pouvoir qu’il peut conférer. La tragédie que j’ai vue se dérouler ici n’est finalement pas tant celle d’une femme flouée par le versant impitoyable du rêve américain face à un des bénéficiaires de son malheur, que celle de l’incapacité à communiquer, de l’incompréhension complète et totale qui ne se résout pas même dans la violence, fût-elle infligée ou subie, on ne sait plus trop.
Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas est le second récit du recueil de Marcus Malte. Pour bref et dénué d’ambition qu’il soit, en revanche, il m’a beaucoup plus captivée. Le périple de ce quarantenaire désabusé, pour classique que soit le personnage, devenu policier suite à la mort inexpliquée de son meilleur ami à l’adolescence, est très introspectif, entre plongée dans les souvenirs, retour au présent dépeuplé et refus de tout autre horizon que celui de l’interrogation perpétuelle, tournant en rond sur elle-même sans répit. Jusqu’au point d’acmé où tout d’un coup on ne sait plus si cette spirale sans fin est un cheminement œdipien, l’obsession d’un homme qui refuse de s’incliner devant le cynisme d’un monde opaque, sans pitié pour ceux qui tombent entre ses griffes, ou une énième illustration tout aussi cruelle d’un autre être humain éjecté dans le fossé par l’arbitraire aveugle de la vie qui brasse et condamne tout aussi expéditivement qu’elle sauve.
« Elle s’accroche au rebord de la table et se relève. Elle tangue un court instant, puis se stabilise. Elle se baisse et saisit la bouteille par le goulot et s’avance vers lui. Elle est Minerve, la déesse guerrière. Au moment où elle arme son bras, le jeune homme se fige. Leurs regards s’aimantent. Puis la bouteille fend l’air avec un léger sifflement et le verre s’écrase contre la chair. Il reçoit le coup sur la pommette et retombe droit sur sa chaise. Elle lève à nouveau la bouteille, prête à frapper une seconde fois. Mais il ne bouge plus. Blackheart : c’est ce qui est écrit sur l’étiquette. Elle halète, la main en l’air. Les dernières gouttes de cœur noir s’écoulent le long de son poignet. »