Dans la chambre obscure, en version originale The Dark Room, est l’un des romans de l’indien R. K. Narayan, que Zulma réédite pour sa rentrée littéraire. Ecrivain indien de langue anglaise, Rasipuram Krishnaswami Narayan est issu de la caste brahmane de Madras. Il publie ses premiers livres avec l’aide de son ami et mentor Graham Greene avant de se faire un nom. Il est maintenant considéré comme une figure majeure des débuts de la littérature indienne de langue anglaise.
Dans la chambre obscure publié pour la première fois en 1938, relate la vie que mène Savitri dans son foyer, épouse et mère modèle, malgré un mari rude et égoïste qui l’abreuve de remontrances lorsqu’il ne la néglige pas. Lorsqu’elle ne le supporte plus, elle se contente de se réfugier dans une chambre sombre de la maison durant quelque temps. Ses enfants suffisent à animer sa vie. Mais, le jour où elle comprend que son mari a une liaison avec une nouvelle employée à son travail, et qu’il refuse d’y mettre un terme, c’est la goutte de trop.
Faisant écho à Kumudini de Rabindranath Tagore, Dans la chambre obscure est également un portrait tragique de la condition de la femme indienne, entièrement soumise à son mari, au point de ne pas pouvoir décider du sort de ses enfants, ni même de prétendre posséder quoi que ce soit dans sa propre maison. Elle n’est qu’une des possessions de son mari, Ramani, qui peut lui dénier toute dignité et toute valeur comme bon lui semble. Cette existence semble inconcevable aujourd’hui ; mais elle est encore le lot de beaucoup de femmes dans l’Inde contemporaine.
Savitri est plus vieille que Kumudini, déjà mère de trois enfants ; ce qui l’éloigne de son époux n’est pas l’image divine qu’elle en avait, mais la rudesse avec laquelle il traite ses enfants. Autant Kumudini appartenait à l’ancienne aristocratie indienne, ce qui l’opposait à son mari issu de la nouvelle bourgeoisie, autant le mari et les enfants de Savitri sont avec elle de plain-pied dans la modernité, ce qui n’en met que plus l’accent sur le conflit de couple lui-même.
Kumudini n’était pas encore résignée, Savitri l’est déjà. Mais ce que Narayan nous montre avec éclat dans Dans la chambre obscure, ce sont les limites de sa résignation, et le cheminement qui conduit à l’échec de sa révolte, lorsqu’elle part de la maison et tente de mener une existence retirée pour se rendre compte que ses enfants sont toute sa vie. Ne lui reste plus qu’à choisir entre les abandonner et errer dans la vie comme un fantôme, ou retourner sous la coupe de ce mari détestable, en toute conscience de l’esclavage auquel elle se condamne.
La simplicité de l’écriture de Narayan, décriée par ses détracteurs, est à mes yeux sa grande qualité en regard de celle de Tagore dont les circonvolutions m’ont quelque fois perdue. Sa clarté n’en atténue pas les subtilités des relations entre les personnages qu’elle décrit, et n’en rend que plus poignant le personnage de Savitri et le désarroi de ses enfants face à leur père. L’auteur montre également dans Dans la chambre obscure un sens du rythme et de l’intrigue hors pair, en particulier lorsqu’il fait le portrait de Ramani comme jouet des humeurs de sa maîtresse Shanta, en un retournement ironique de l’attitude qu’il adopte envers sa propre femme.
Dans la chambre obscure est concis, entraînant, et porte le lecteur au cœur de la vie et des émotions de Savitri de bout en bout, sans méandres inutiles. Dans la chambre obscure est un très beau roman qui mérite d’être davantage connu. Ne reste qu’à saluer le fait que ce soit, comme Tagore, un homme indien qui se fasse l’avocat des femmes indiennes.
« Il essaya une fois de plus de lui tenir les mains, mais elle se débattit violemment.
– Je suis un être humain, lança-t-elle en respirant bruyamment. Vous autres hommes vous ne l’admettez jamais. Pour vous, nous ne sommes que des jouets quand vous êtes d’humeur à caresser, et des esclaves le reste du temps. Ne croyez pas que vous pouvez nous cajoler quand ça nous chante et nous donner des coups de pied selon votre bon plaisir.
Il tenta de traiter ces propos comme une plaisanterie, et s’écria d’un ton badin :
– Fort bien, ma chère. Je t’accorde séance tenante que tu es un être humain capable de sentir et de penser. Bon, maintenant couche-toi ; j’ai sommeil. »
Dans la chambre obscure – R. K. Narayan – Sortie le 28 août – 8,95€