Paru en 1929, Kumudini fut une des dernières œuvres de Rabindranath Tagore, et une des plus surprenantes, puisqu’elle va à contre-courant d’un pilier majeur de la civilisation indienne ancienne : la soumission totale de la femme à son époux.
Rabindranath Tagore, poète et écrivain bengali, auteur d’une œuvre immense et multiforme qui renouvela complètement la littérature et la musique bengali, fut le premier non-Européen à se voir décerner le prix Nobel de littérature en 1913. Le manque de traductions le rendant encore largement méconnu en France, il faut donc saluer la belle initiative de Zulma de rééditer le plus novateur de ses romans.
Loin du contexte agité des manifestations de Gandhi contre le gouvernement britannique, Kumudini (dont le titre originel en bengali, Yogagog, signifie « courants opposés ») a pour panorama de fond la disparition progressive de l’ancienne aristocratie indienne, très cultivée et civilisée, face à la montée d’une nouvelle classe d’entrepreneurs, riche mais grossière et vulgaire aux yeux de la première. Au milieu de cela se joue le drame de Kumudini, jeune fille à marier, élevée dans la délicatesse et la subtilité d’une famille aristocratique, sous la protection de son frère aîné depuis la mort de leurs parents. Très pieuse, elle souffre beaucoup du poids financier qu’elle représente pour sa famille, (puisqu’au mariage la famille de l’épouse doit donner une dot au marié). Un jour, croyant voir un signe divin en faveur de la proposition de mariage d’un de ces nouveaux bourgeois, elle y consent, et se retrouve mariée à un homme vulgaire et violent pour lequel elle n’a que répulsion.
La seule chose qui m’a gênée dans Kumudini est finalement mon esprit, mon raisonnement d’Occidental. Le sens de certains dialogues, certains méandres de l’intrigue, qui s’appuient sur les coutumes indiennes concernant les relations formelles entre deux familles réunies par un mariage, m’a échappé. Les méandres en eux-mêmes m’ont parfois paru superflus, probablement parce que je n’en saisissais pas toutes les subtilités, et surtout que je ne suis pas spécialiste de la littérature indienne, qui est restée en majorité orale jusqu’à l’arrivée des Anglais, et par conséquent riche en périphrases, en anecdotes enchâssées dans le récit, et en descriptions fastueuses dont nous avons perdu l’habitude aujourd’hui. Cela n’empiète nullement sur la compréhension globale du récit ; tout au plus faut-il fouiller un peu, recourir à la déduction ou se laisser couler un moment avant de retrouver le fil rouge de l’intrigue.
Ce mariage, malheureux pour Kumudini, irritant pour Madhusudan, son époux, est prétexte à Tagore, qui ne s’était jamais élevé auparavant contre les traditions, à construire une critique retentissante du servage légal dans laquelle la femme se retrouve piégée avec le mariage. Il y évoque même le viol marital à demi-mot, lequel n’était nullement vu comme tel dans les esprits de l’époque. La fin du livre met enfin en lumière de façon saisissante l’emprisonnement biologique des femmes dans le mariage, avec une vigueur et une cruauté inhabituelles en ces temps d’avant le féminisme.
Le propos en filigrane de Kumudini est donc très novateur, et servi par le style très évocateur et lyrique de Tagore, dans lequel la musique tient une grande place, que ce soit pour créer une ambiance ou une porte d’entrée vers la spiritualité.
Elle est précisément le meilleur révélateur du paradigme d’opposition impressionnant qui s’orchestre entre le frère et le mari de Kumudini : le premier l’apprécie et la pratique autant que sa sœur, le second a une absence de goût totale pour cet art. Vipradas est un personnage idéalisé (libéral, éduqué, compatissant), s’élevant sans effort au-dessus des choses matérielles, attentif au bien-être de sa sœur. Au contraire, Madhusudan est obsédé par l’argent, l’étalage de sa richesse et la possession physique de Kumudini, sans égards pour sa sensibilité. Et alors que toute la sympathie de l’auteur et du lecteur va à Vipradas, c’est lui qui s’affaiblit, malade, et s’endette de plus en plus, alors que Madhusudan ne fait que gagner en présence, en richesse et en force brutale tout au long du roman.
En cela, Kumudini est une élégie funèbre. Celle d’une classe sociale, d’un mode de vie, d’un point de vue sur le monde distingué qui sombre peu à peu dans le néant, alors même qu’il semble plus soucieux, plus tolérant vis-à-vis des femmes que la nouvelle classe grossière qui peu à peu la supplante inexorablement.
« Le temps parut très long, bien qu’il fût court ; l’heure lourde de silence semblait ne pas pouvoir finir. Était-ce là l’image de son couple pour toujours : tous deux, assis en silence, loin l’un de l’autre, en une nuit interminable, et au milieu, entre eux, une distance indépassable !
Kumu rassembla toutes ses forces et lui dit enfin : ‘Ne fais pas de moi la coupable. – Que veux-tu, dis-le-moi ? demanda Madhusudan d’une voix grave, espérant lui arracher quelques mots. Que devrais-je faire ?’
‘Viens te coucher’, dit Kumudini. Mais est-ce cela qu’on appelle une victoire ? »
La page du livre sur le site des éditions Zulma, que nous remercions de leur fidèle collaboration !