Le petit joueur d’échecs, fidèle aux thèmes de prédilection de Yoko Ogawa, constitue également un tournant dans son œuvre, et laisse augurer d’une nouvelle évolution.
On ne présente plus Yoko Ogawa, figure dominante du roman contemporain japonais. Révélée par le prix Akutagawa en 1991, son œuvre se fonde sur l’exploration de la mémoire, du silence, de l’oubli, de l’étrangeté des êtres et des choses.
Dans Le petit joueur d’échecs, c’est la première fois que Yoko Ogawa aborde l’univers du jeu d’échecs, et retrace la vie d’un personnage depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Habituellement, ses romans se concentrent sur un point tournant de l’existence de ses personnages, ou d’une de leurs relations en particulier – comme dans Le Parfum de glace où une femme fait le deuil de son mari. Ses personnages étant presque toujours des femmes aussi, le choix d’un personnage masculin comme centre de l’œuvre n’en est que plus surprenant.
Le petit joueur d’échecs, un petit garçon né avec les lèvres scellées, qu’on a dû lui ouvrir chirurgicalement, puis réparer en lui greffant un morceau de peau de sa jambe, en garde des lèvres poilues et une prédilection pour le silence et l’obscurité. Quand un jour, il découvre le cadavre d’un conducteur d’autobus dans la piscine de son école et se met à vouloir en savoir plus sur lui, il rencontre le gardien du foyer où il vivait. Passionné par les échecs, l’homme fait du garçon son apprenti, et lui enseigne la stratégie du jeu. Contaminé, le petit garçon dépasse bientôt son maître, et fait des échecs le centre de son existence, sa vie, son art. Mais, dès le début, il est incapable de se concentrer assez pour jouer autrement qu’en restant sous l’échiquier, sans jamais faire face à son adversaire. Cela l’empêche de disputer des compétitions, mais le rend tout indiqué aux yeux du club d’échecs où il avait postulé, pour une entreprise étrange : piloter un automate qui jouera aux échecs avec les gens. Il prend alors le nom de « Little Alekhine » qu’il gardera toute sa vie.
Il n’est nul besoin de maîtriser les subtilités du jeu d’échecs pour plonger dans ce roman, tout comme il n’était pas nécessaire de connaître le go pour apprécier Le maître et le tournoi de go de Yasunari Kawabata. Plus encore ici, les échecs sont la matrice, la trame de l’œuvre, mais son développement n’est pas dans la complexité technique. L’échiquier et les parties jouées sont essentiellement le support, le fil rouge sur lequel se déploient les rencontres du petit joueur d’échecs avec tous les personnages qui le marqueront, des plus importants aux plus insignifiants. Du maître au vieil homme au caddie, en passant par les joueurs anonymes du Club du fond des mers dont il ne voit jamais le visage. Et jusqu’aux personnages de son imagination : Indira, une éléphante élevée en cage sur le toit-terrasse d’un magasin où il allait, petit, et Miira, une petite fille morte entre deux murs de maisons trop rapprochées, qu’on retrouve sur l’échiquier aux moments-clés du roman.
Le style de Yoko Ogawa se déploie dans Le petit joueur d’échecs dans toute sa délicatesse, par le biais des descriptions délicates, l’observation attentive des liens qui se créent entre le petit garçon et les autres personnages, des métaphores filées marines et lumineuses qui jonchent le livre. Les associations un peu gratuites d’Indira et de Miira à l’univers des échecs peuvent gêner au premier abord, mais elles sont un reflet de l’univers poétique que deviennent les échecs dans ce récit, qui entraîne le lecteur dans des méandres secrets et inconnus à la suite de Little Alekhine. On en ressort incapable de regarder un échiquier de la même façon.
Sur une autre note, je suis familière de l’œuvre de Yoko Ogawa depuis longtemps, via Actes Sud. Et en lisant Le petit joueur d’échecs, le premier depuis Manuscrit Zéro, j’avais l’impression qu’un changement de style s’était produit. Un changement infime, qui ne touchait pas à la qualité de l’œuvre, mais modifiait toute la coloration de l’histoire. Ce n’est qu’après coup que j’ai pensé à vérifier le nom de la traductrice. Il avait changé : au lieu de Rose-Marie Makino-Fayolle, c’est Martin Vergne qui nous rend maintenant accessible Yoko Ogawa en français. C’est une belle preuve de l’importance du traducteur, véritable travailleur de l’ombre que sous-estiment beaucoup trop les lecteurs de littérature étrangère. Les divergences qui s’orchestrent entre deux traductions d’un même roman faites par des personnes différentes, pour peu qu’on les compare, sont criantes. Pensez-y la prochaine fois que vous achèterez un roman de votre auteur étranger favori !
« – Quand on joue aux échecs on goûte toutes sortes de curieux sentiments, dit le garçon. Ce n’est pas parce qu’on est persuadé de gagner ou que l’autre fait une faute qu’on sent au fond de son cœur que ça marche bien. C’est quand la force des pièces de l’adversaire fait écho à celle de mes pièces. Dans ces moments-là, les pièces résonnent d’une manière inimaginable. Quand j’entends cette sonorité, je me dis que les choses se passent bien sur l’échiquier. »
Le petit joueur d’échecs
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