La Lettre à Helga, qui eut un immense succès dans les pays scandinaves, est le premier livre de Birgisson traduit en français, et le buzz principal de cette rentrée littéraire. Pourquoi cet engouement ? Et surtout, est-il mérité ?
A l’occasion d’un retour temporaire dans sa ferme, Bjarni Gislason, vieil éleveur de moutons en maison de retraite, décide d’écrire une dernière lettre à Helga, la seule femme qu’il ait véritablement aimée, malgré son mariage avec Unnur qui sera voué à la stérilité. Une lettre qui est à la fois une confession, une déclaration d’amour, un récit de leur histoire, et le testament d’un homme qui se retourne sur sa vie, et assume ses choix malgré les souffrances qu’il a endurées en conséquence.
Ce que beaucoup de critiques ont retenu de cette Lettre à Helga, c’est le choix malheureux fait et expliqué par cet éleveur de moutons islandais, la tragédie de son renoncement à cette femme plutôt qu’à sa terre, et le déchirement qui s’ouvre alors en lui, sans jamais se refermer. Ils ont aussi relevé l’ironie du narrateur qui se décrit sans fausse complaisance dans sa Lettre à Helga, reconnaît ses échecs et ses erreurs avec une belle auto-dérision au lieu de verser dans le larmoyant et le ressassement. Tout cela se donne effectivement à voir dans l’écriture affûtée de Birgisson dont la traduction de Catherine Eyjólfsson restitue remarquablement les changements de style et l’allant.
Mais ce que j’ai vu dans cette Lettre à Helga, au-delà de l’opposition entre l’amour et la terre, c’est le parallèle puissamment dessiné entre la femme et l’Islande, certes séparées dans la vie du narrateur, mais qu’il n’a de cesse de réunir dans son esprit. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut posséder la femme et la terre à la fois durant leur liaison clandestine, puis, une fois séparés, quand la terre lui rappelle la femme aimée, voire se confond avec elle. Comme lorsqu’il s’allonge au creux de deux collines qu’il a nommées les Mamelons d’Helga, sous les rayons du soleil, et réunit terre et femme dans la même étreinte, le même lieu. On en a aussi pour preuve le moment où il voit Helga nue pour la première fois, qui n’a d’égal pour lui que le jour où il contempla ses champs fraîchement fauchés du sommet d’une colline. Ou encore, ce constat terre-à-terre, qui fait sourire : « Te voir nue dans les rayons du soleil était revigorant comme la vision d’une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vient à l’esprit est l’arrivée de mon tracteur Farmall. »
Seule Helga lui permet parfois d’oublier sa terre durant de brefs fantasmes de vie à deux à Reykjavìk ; et c’est pour elle seule qu’il hésite à tout quitter pour aller vivre là-bas. Mais toujours la ville, dont il pressent le mode de vie déshumanisant, et l’idée insupportable de l’absence de sa terre, reviennent s’immiscer entre eux, anéantissant toute idée de futur à deux. Si bien qu’Helga finira par partir seule à Reykjavìk, scellant leur séparation. Et il n’est jamais plus étranger à lui-même que le jour où il vient en ville voir Helga à l’improviste, découvre qu’elle est avec un autre homme, et sous le coup de la fureur, le roue de coups. C’est finalement en s’abîmant dans la terre, dans le travail qu’il tentera d’oublier Helga, en vain.
En bref, quitter sa terre, c’est pour Bjarni quitter son âme, se trahir autant que trahir sa terre : « Quoi qu’il advînt, je savais que mon âme était ici, et que je ne l’emporterais pas à Reykjavìk. »
Cette terre, c’est celle de l’Islande paysanne, oubliée du monde durant la Seconde guerre mondiale, vivant encore dans les années cinquante comme au début du 20e siècle. Une terre qui a son âme, ses légendes, ses coutumes, son histoire propre, à laquelle il restera fidèle toute sa vie. C’est à ce moment de la Lettre à Helga qu’on comprend que cet amour impossible pour une femme est aussi l’histoire d’un autre amour, plus enraciné encore dans le cœur de ce paysan que celui d’une femme : l’amour de la terre, qui s’exprime dans les fragments de poésie islandaise cités, la grâce et la délicatesse des propos de Bjarni lorsqu’il décrit cette terre, l’autre passion de sa vie, malgré la rudesse du climat et de son mode de vie.
Cette Lettre à Helga raconte-t-elle un échec amoureux ? Le constat d’une vie ratée, traversée de bout en bout par le manque ? Le portrait d’un vieux paysan désabusé qui se décrit lui-même comme « le bout de bois d’épave [qu’il est] devenu » ? Oui, mais aussi l’épiphanie d’une terre nourricière, aussi rude que belle, aussi dure que miséricordieuse, qui le soutient autant qu’elle l’éprouve et finalement le retient à la vie presque malgré lui, jusque dans la vieillesse.
Tragi-comique à souhait, d’une écriture superbement maîtrisée, alternant descriptions magnifiques des paysages et de la société rurale islandaise, portraits tragiques des relations entre Bjarni, Unnur et Helga et traits d’ironie cinglante, La Lettre à Helga mérite ses louanges. C’est tout autant un hymne à l’Islande qu’une élégie à la femme aimée, un petit bijou qui se lit d’une traite et vous laisse revenir déconcerté, déboussolé à la réalité avec cette vision de plaines herbues balayées par le vent encore imprimée sur la rétine.
La fiche de La Lettre à Helga sur le site des éditions Zulma