Né en 1962, l’écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert peut se targuer d’une œuvre abondante et variée, où les romans côtoient la poésie et l’essai, et où le créole rivalise avec le français. Avec Avant que les ombres s’effacent, il revient avec un roman, mais s’offre un nouvel éditeur : Sabine Wespieser. Un tel label génère forcément de hautes attentes – et le livre ne les déçoit pas.
Dalembert s’empare pourtant d’un sujet sur lequel beaucoup a déjà été écrit : l’histoire d’un Juif dans l’Allemagne d’Hitler. Mais l’angle adopté est nettement moins rebattu, puisque le romancier nous parle du singulier rôle d’Haïti dans le conflit, l’île ayant offert l’asile et la nationalité à tous les Juifs persécutés. Mais plus encore que cet épisode méconnu, c’est le ton sur lequel l’histoire est traitée qui distingue Avant que les ombres s’effacent.
Ruben Schwarzberg, le personnage central, naît en Pologne, puis sa famille déménage à Berlin, qu’elle est obligée de quitter en laissant tout derrière elle à l’avènement du Führer. Les uns partent pour l’Amérique, la tante embarque pour la Palestine, tandis que Ruben, resté à Berlin avec son oncle, tente en vain d’obtenir un visa pour les États-Unis. Attrapés par les nazis, les deux hommes sont enfermés à Buchenwald, dont ils sortent grâce à l’intervention d’une connaissance haut placée, avant d’embarquer, comme un petit millier d’autres Juifs allemands, à bord du Saint-Louis. Refoulé de Cuba, Ruben accoste finalement en France où il sympathise avec des Haïtiens qui lui permettent d’obtenir la nationalité de l’île caraïbe, sur laquelle il s’installera finalement pour mener une existence apaisée. Jusqu’à ce que le fameux tremblement de terre de 2010 vienne chambouler son quotidien.
Empreinte d’errance, d’exil, imprégnée par l’expérience des camps nazis, la trajectoire de Ruben est marquée par les tragédies de l’Histoire contemporaine, mais le récit de Dalembert n’est jamais doloriste. Le romancier ose même flirter avec le rocambolesque, lui qui n’hésite pas à placer son héros successivement à Buchenwald, dans le Saint Louis et dans un camp français – toutes aventures dont Ruben réchappe, comme il sortira sain et sauf du tremblement de terre qui a secoué son île d’adoption. Ces énormités ne nuisent pourtant en rien à la lecture d’Avant que les ombres s’effacent.
Les hasards, la chance, la débrouillardise et la solidarité qui tirent Ruben des situations les plus compromises ne sonnent pas ici comme des invraisemblances. Ils contribuent en fait à faire de lui un pur… Haïtien, tant Dalembert s’ingénie à dépeindre, avec beaucoup de tendresse, les insulaires comme les rois de la combine et de la rocambole. Mais surtout, le livre emporte son lecteur par une écriture qui revisite complètement la langue française, fait rire là où ne s’y attend pas, met une pointe de distance sur le tragique et donne vie à chacun des protagonistes.
Au milieu de ce bonheur de lecture, une phrase qui fâche, quand même : « Port-au-Prince, pour le recevoir, sortit le grand jeu, à l’instar d’une maîtresse parée à satisfaire le moindre de ses désirs ». On ne comprend toujours pas pourquoi, alors que Ruben est décrit comme un homme aimant les femmes de caractère et refusant les compagnes soumises, et alors que Louis-Philippe Dalembert fait preuve d’une créativité langagière rare tout au long du roman, il recourt ici à une comparaison éculée et pleine du machisme le plus beauf.
Une phrase sur un livre de 280 pages : on la pardonnera bien volontiers !