Avec Les dames de Kimoto, Sawako Ariyoshi, romancière japonaise contemporaine à succès, relate de façon intime l’évolution de la place de la femme dans un Japon traditionaliste. A travers trois générations de femmes d’une même lignée, elle dépeint avec réalisme ce lent mouvement vers la modernité dans une société régie par des carcans de siècles de traditions et de conventions. Véritable succès lors de sa parution au Japon, Les dames de Kimoto vient d’être édité en langue française dans la collection étrangère du Mercure de France. Une occasion unique de lever le voile sur cette partie méconnue de l’histoire japonaise.
Nous sommes au Japon à l’aube du 20ème siècle. Hana, âgée de vingt ans, est élevée dans la plus pure tradition japonaise par sa grand-mère Toyono. De par son mariage, elle va entrer dans une nouvelle famille prestigieuse et respectable, celle des Matani. Pourtant très instruite et éduquée, c’est sans aucune révolte que la jeune femme s’apprête à se dévouer toute entière à son mari et à remplir le rôle traditionnel d’une épouse japonaise.
Mais le Japon est au sein d’un monde en mutation, tourné vers le progrès industriel et social. Pris dans le jeu des alliances internationales et de la guerre, il ne peut éviter de subir les influences occidentales. Si Hana poursuit son chemin, sans s’en perturber, devenue mère à son tour, elle se retrouve à faire face au rejet violent des traditions de sa fille Fumio. Résolument tournée vers la modernité, la jeune femme refuse obstinément tout ce qui se rattache aux coutumes ancestrales, qu’il s’agisse de l’enseignement des arts traditionnels, que se doit de maîtriser une bonne épouse, ou même des us et coutumes du port du kimono. Déconcertée par cette attitude, Hana ne parvient pas à comprendre sa fille et voit avec déchirement une rupture se profiler entre elles, alors même que naît sa petite-fille Hanako. Sans le savoir, chacune d’elles incarne une des faces de la société japonaise en pleine mutation.
Les dames de Kimoto est un récit fascinant et extrêmement bien pensé. D’un point de vue narratif et structurel, le récit se décompose en trois parties qui correspondent chacune à une figure féminine et à un moment d’évolution. La première partie est dévolue à Hana et sa grand-mère Toyono, c’est la partie traditionnelle du récit. Son rythme lent et posé la fait ressembler au cours des fleuves qui y sont évoqués. Très descriptive, elle nous immerge au cœur des traditions ancestrales japonaises et de la place traditionnelle dévolue à une femme et à une épouse. Les dames de Kimoto évoque le contexte de la guerre contre la Chine et la Russie en toile de fond. Ce sont les premiers soubresauts de l’influence extérieure qui commence à peser sur le Japon. La seconde partie démarre au moment où Fumio entame la rupture avec le mode de vie de sa mère et l’éducation que celle-ci tente de lui imposer. Fumio devient à son tour épouse et mère et on peut comparer à quel point les choses ont changés entre deux générations. La troisième est celle d’Hanako, fille de Fumio. Élevée par sa mère à l’étranger, notamment à Java, elle est sensible à la culture japonaise que lui inculque sa grand-mère, tout autant qu’à la modernité dans laquelle elle baigne avec sa mère. Hanako est, pour ainsi dire, l’enfant de deux mondes et sa partie commence alors que le Japon vient de déclarer la guerre aux États-Unis et à la Russie. La guerre s’invite alors directement dans le récit, accélérant les changements, bouleversant tout un monde.
Ainsi, à travers ces trois figures féminines, Sawako Ariyoshi parvient à nous faire saisir de façon tangible le séisme que représente l’évolution qui s’opère dans une société dont tous les repères sociaux, culturels et même politiques reposent sur un socle de traditions jusque-là immuables. Le déchirement entre Hana et Fumio en est la représentation symbolique. L’écriture des Dames de Kimoto, très descriptive et posée, représentative de la culture japonaise, nous immerge de façon intimiste au cœur de ce foyer, nous permettant de comprendre tous les enjeux de ce qui se passe devant nous. Au fil des parties, le rythme du récit, assez lent au départ, s’accélère, comme pour suivre cette évolution et les événements qui l’accompagnent.
Précis et délicat comme un motif de kimono, Les dames de Kimoto est un récit chargé de sens et fascinant. Peu évident au premier abord, excepté pour les initiés de la littérature japonaise qui ne seront pas déconcertés, il se révèle vite passionnant. Si l’on admire la personnalité, l’intelligence d’Hana, que l’on ressent sa peine et son incompréhension dans ses rapports avec sa fille, on reste néanmoins sidéré de son peu d’ouverture sur le monde. De son confinement dans ce rôle d’épouse mené avec art jusqu’à une perfection déroutante. La réaction de Fumio apparaît presque comme naturelle et libératrice, même si la violence de son rejet est presque aussi déroutante que l’enfermement intellectuel de sa mère. Mettant ces deux figures en contrepoint, on ne peut être que curieux de savoir comment Hanako parviendra à trouver une juste place, alors qu’autour d’elle, le contexte international belliqueux se fait de plus en plus présent et oppressant. Le monde de sa mère et de sa grand-mère est le point de sombrer. Entre ces deux personnalités à fort caractère, elle est le lien unissant passé et présent dans un monde en plein séisme. Plus que la place de la femme c’est le socle de la culture japonaise tout entier qui vacille, remis en question. Les dames de Kimoto est à coup sûr un incontournable pour qui veut mieux comprendre la culture japonaise. Une pièce de littérature savamment ouvragée, menée avec subtilité et une belle leçon d’Histoire.