Débarrasseur et revendeur de livres une partie du temps, Marc Solis est aussi un auteur glorieusement inconnu qui n’a pas moins de 207 refus de maisons d’édition à son actif, pour une douzaine de manuscrits, jamais publiés. Quelque peu blasé, il ne désespère pourtant pas. Jusqu’au jour où un homme propose de lui ouvrir les portes de la Manufacture des Histoires…
Il va alors mettre son sens de la formule pour aider des plus puissants à écrire d’autres histoires que la sienne, il se pourrait bien qu’enfin les portes de la reconnaissance tant espérée, s’ouvrent devant lui.
La Manufacture des histoires (éditions Baker Street), un titre poétique n’est-ce pas ? Pourtant les histoires qu’elle recèle sont bien moins jolies qu’on ne pourrait le croire. Petits arrangements entre amis du monde littéraire, recettes bien huilées de la société de consommation, contes à dormir debout pour lisser l’image des puissants. Voilà ce que va découvrir Marc, notre héros, dans ce qu’il nomme le Monde du Dedans.
Le Monde du Dedans, celui des riches, des puissants, des parvenus, de ceux qui tirent les grandes lignes des histoires que l’on nous raconte. Celui qui détient la clef de son statut d’écrivain. « Alexandre Latouche appartenait à ce petit cercle d’aristocrates de la République dont les contours exacts étaient impossibles à délimiter tant leur influence semblait s’étendre aux sphères les plus éloignées de leur présence corporelle. Comme des prestidigitateurs, ils faisaient apparaître leurs cartes de visite derrière les oreilles des hommes politiques, dans les poches des banquiers, dans les portefeuilles des syndicalistes et sous les sièges des journalistes télévisuels les plus en vue. » (p.217)
Dans cette réalité un peu dystopique (si peu hélas !), les livres sont peu à peu délaissés, réduits à l’état d’objet de consommation, les gens préfèrent se laisser bercer par les histoires que leur content les médias, le marketing et la société de consommation. De belles histoires pour les persuader qu’en suivant l’ordre établi et en consommant les bons produits, ils seront heureux. Oubliant ainsi leurs rêves, ils en oublient surtout d’écrire leurs propres histoires. D’écrire l’histoire à leur manière. Ceux qui sortent du système, par fatalité ou par choix, sont appelés des sans-histoires, dépossédés de toute identité. Tiens, vous ne trouvez pas qu’il fleure un léger parfum de Georges Orwell par ici ?
« Si seulement… soupira Abdel, C’est ça la devise du monde moderne. Si seulement… Alors qu’il
suffirait d’un rien pour renverser le cours des choses. Rendre l’espoir aux gens, leur redonner le goût
de lire, de comprendre, de rêver. Même si aujourd’hui, cela paraît impossible. » (p.2019)
À travers le parcours initiatique de son héros, Luc Fivet fustige joyeusement notre société de consommation, croquant avec mordant les arcanes du pouvoir, caricaturant cyniquement les cercles si fermés du monde littéraire. Sa Manufacture des histoires évoque l’univers de la communication, du marketing et des médias qui nous manipulent en nous inondent d’histoires bien léchées, de celle de la starlette de télé-réalité à la biographie sans reproche du candidat à la présidentielle, en passant par le produit de beauté miracle. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à ce petit jeu, sa plume inventive et acide fait mouche.
Riche en suspens et en rebondissements sur le mode d’un thriller, son roman mixe les genres et
multiplie les références, en une belle déclaration d’amour au livre en tant que vecteur de réflexion, d’imagination, de pensée. Accoucheur d’histoire, passeur de livres et manipulateurs de mots se croisent dans ce récit tantôt poétique, tantôt drôle, tantôt haletant. Marc Solis devenu Marco Solo saura-t-il de sortir des engrenages de la Manufacture des histoires ? Ou sera-t-il broyé ? Cédera-t-il à la tentation de rester dans le Monde (confortable) du Dedans ? Ou serait-ce l’aube d’une révolution ? Qui tire vraiment les ficelles ? Et où sont les taupes ?
Dense et rythmé, le style de La Manufacture des histoires est agréable mais parfois trop bavard. Certains lecteurs peu aguerris ou peu patients pourront s’en trouver découragés. Et il faut prendre garde à ne pas se perdre dans quelque élégante circonvolution de cette folle épopée. Cependant au final, le message est limpide et le propos intelligent : faisant fi de la cacophonie d’histoires formatées dont nous abreuve, il nous faut savoir écrire notre propre histoire. Et pour cela, notre meilleur outil reste… de lire !