La La Land : le temps désarticulé
Tout juste auréolé de ses sept Golden Globes et paré d’une réputation flatteuse, La La Land sort sur les écrans français ce 25 janvier 2017. Et n’est pas prêt de s’arrêter de faire sensation. Explications.
La La Land, c’est l’histoire d’une actrice, Mia Dolan, pleine de bonne volonté, cinéphile patentée, et qui adorerait percer à Hollywood, mais n’y arrive pas malgré tous ses efforts. De l’autre côté, il y a Sebastian, un pianiste bellâtre, qui se trouve visionnaire et pense qu’il gâche son talent. Ensemble, ils veulent affronter leur rêve, et réussir chacun dans leur catégorie. De cet amour naîtra autant de bonheur que de frustrations…
« C’est beaucoup trop nostalgique, non ? Les gens ne vont pas aimer » « Mais si, je t’assure, c’est génial ». Dans cet échange, où Mia parle de sa pièce de théâtre (qui fera un bide) à Sebastian, semble se résumer tout le film. La production, d’une part, puisque La La Land est un projet que Damien Chazelle a mis en sommeil plusieurs années et n’a pu le ressortir qu’à la faveur du succès de Whiplash. Et du métrage en lui-même, d’autre part, puisque le réalisateur, fort d’une adhésion totale au concept de musique endiablée développé dans Whiplash, remet le couvert en y ajoutant les codes de la comédie musicale, le tout enrobé d’une histoire d’amour fleurant bon les années 70. Et l’un des fantastiques traits de ce film aux allures « Hollywood Classics », c’est qu’il n’a jamais été aussi moderne, mais plus encore, universel, transcendantal. D’un coup, d’une notification d’Iphone, on passe du rêve à la réalité, et ce dès la première scène qui voit une Mia fascinée par une actrice aux faux airs d’Audrey Hepburn. Cette histoire d’amour, de musique, de rêves, si l’on enlevait les Iphones, pourrait se dérouler n’importe quand : un seul ordinateur, des voitures qui font d’époque, des couleurs très vives, des costumes de clubs des années 70, des fondus de plans transitionnels dignes des films de moeurs des années 60… Si La La Land nous fait nous sentir bien, c’est aussi parce qu’il sait exactement comment parler à tout le monde, petits et grands, jeunes et vieux, amoureux au début du chemin (qui n’ont pas forcément connaissance de toutes ces références classiques actualisées par Chazelle) ou vieux couple bien rodé (qui en ont connaissance, et pourront s’y replonger tout en profitant de la fibre nouvelle qu’apporte le film). La La Land ne prétend aucunement plagier, remaker, ni même (ou si peu) pasticher : film de studio assumé, il actualise un genre, le film musical, qui au cinéma, face aux grosses productions, s’était retrouvé marginalisé ; et dans un même temps, il rend hommage, dans son art, à ceux qui l’ont précédé. La La Land est un film qui réunit, qui célèbre, qui partage des valeurs communes à tous et offre avant tout un moment, essentiel, de cinéma. Il va même un peu plus loin en se payant le Hollywood des années 2000 sur l’autel des années 1940, quand un scénariste annonce à une Mia interloquée qu’il veut franchiser une nouvelle histoire sur Boucle d’Or…
Et du reste, Damien Chazelle a gagné ses galons, désormais, de virtuose dans l’art de l’immersion cinématographique, de la fictionalisation, dans les moments-charnières de l’existence, avec, comme baguette magique, la musique, celle qui rythme le tournant dans la dure réalité à laquelle les personnages sont confrontés. Dans Whiplash comme dans La La Land, les personnages sont, dans leur vie, en position de décision cruciale et ont dans la musique à la fois un refuge et une solution à la morosité de la vie qui semble les happer. En témoigne cette splendide scène de danse et claquettes entre Mia et Sebastian, qui passent leur temps, à ce instant, à se titiller, mais qui ne se retrouvent qu’avec plus de fusion dans les moments de danse. Ainsi, en écrivant son film, Chazelle n’a pas oublié d’en faire un musical, et en écrivant un musical, il n’a pas oublié d’en faire un film. La musique bat au rythme de la difficulté qui fait face aux personnages, se faisant joyeuse dans le partage et discrète dans la dispute, prenant différentes significations selon la situation, toujours entre idéal (ouvrir un club de jazz) et compromis (admettre de faire du piano électrique et non du piano de jazz dans le groupe d’un de ses potes). Ainsi, City of Stars, que chante Sebastian, apparaît trois fois, la première en communion pour les deux, la deuxième a valeur de séparation, et la troisième de réunion. Plus qu’un simple accord de notes, de mots, la musique est un échappatoire, un instrument de sublimation de soi pour révéler au monde ce qui bouillonne en nous : Sebastian veut montrer qu’il va révolutionner le jazz, Mia veut montrer qu’elle a le talent nécessaire pour Hollywood (et d’où sa chanson bouleversante à son audition, en fin de film). La musique comme union (la scène d’ouverture absolument grandiose), la musique comme trait d’union : le regard complice des deux amants à la fin du film en dit long sur l’alchimie qui s’est opérée. A l’instar de Casablanca, une des réminiscences filmiques de La La Land, Ryan Gosling (dont on oublie qu’il est aussi bon dramatique que comique) et Emma Stone (et son côté juvénilo-adulte), qui n’ont jamais été aussi étincelants de talent, semblent se dire : « nous aurons toujours Los Angeles ». Toute cette puissance fictionnelle cinématographique, d’Humphrey Bogart à Ryan Gosling, d’Ingrid Bergman à Emma Stone, n’a jamais semblé si vraie.
Entre Casablanca, donc, Birdman, La Nuit Américaine, Avé César, du Woody Allen (notamment les derniers, Magic in the Moonlight et Cafe Society), Les Parapluies de Cherbourg, Singing in the Rain, sans oublier La Fureur de Vivre, honoré jusque dans une scène du film, et surtout sans jamais plagier, préférant, à l’instar du couple, tisser sa propre toile, La La Land possède une agréable puissance intemporelle, linéaire dans la forme, mais pas du tout dans le fond. En témoigne le final, qui est un véritable manifeste de l’onirisme : on y voit les deux acteurs, désormais avec des situations stables et profitables, mais séparés l’un de l’autre, se rendre compte, au travers d’une musique, encore, de tout ce qu’ils auraient pu vivre s’ils avaient choisi de demeurer tous les deux. Et le film de conclure, dans un clin d’oeil, que ça y est, les rêves sont bâtis ; que l’amour, lui, reste ; que leur vie est enfin entre leurs mains. Sebastian résume assez bien : « Hollywood vénère, mais ne respecte pas ». En un sens, c’est ce que ces deux têtes brûlées, enivrées, ont effectué, en choisissant de faire la nique à tous ces castings et ces patrons de clubs intolérants pour construire leur propre voie vers les étoiles du planétarium. Et ainsi, comme Mia (c’est elle qui, désormais, a des faux airs d’Audrey Hepburn), de passer de l’autre côté du comptoir du café où elle travaillait. La La Land a cette énergie, cette force incroyablement positive, qui ne lâche pas de la première à la dernière minute, et qui, surtout, outre le fait qu’elle ne baisse pas d’intensité, arrive à chaque moment à se renouveler dans sa proposition cinématographique : plutôt que de faire une simple boucle temporelle, La La Land part, revient, fait un pas de côté, s’arrête, repart, s’adaptant à l’état d’esprit de ses deux stars, et finalement, sur un clin d’oeil final, se pose, tout en étant prêt à repartir. C’est un film qui croit au destin (quand elle revoit Sebastian 5 ans après) mais qui n’y croit pas (elle ne lui saute pas forcément dans les bras), mais qui croit au rêve, comme la séquence finale le montre. La grande force de Damien Chazelle, qui va vite devenir une hype à lui tout seul à Hollywood (et espérons que cela ne lui monte pas à la tête, car c’est son indépendance de production qui fait aussi sa réussite), c’est de ne jamais séparer son histoire et son ambiance : jamais le film ne perd de vue que le spectateur doit ressentir chaque moment, se sentir concerné par la puissance dégagée. Il y aura toujours le rêve pour qu’ils s’échappent, elle et lui, loin de ces sphères contraignantes de la haute société. En cela, la réalisation immersive de Damien Chazelle est une nouvelle fois parfaite : outre sa maîtrise des fondus transitionnels, il manie parfaitement l’éclairage pour mettre en valeur tel ou tel objet de l’environnement concerné, et met le spectateur au plus près de l’action ; signe que son film est un tout, à la fois métrage et show, cinéma et théâtre, drame et comédie, élégie et réjouissance. Qu’importe que l’histoire soit classique : sa façon de faire, sa façon d’être, elles, n’ont rien de classique. Et c’est très bien comme cela : La La Land nous montre la puissance d’un langage cinématographique inutile, pour reprendre Barthes, celle qui sublimée, réappropriée, nous berce. Et montre qu’heureusement, le cinéma est encore capable de nous toucher, pourvu qu’il ne s’éloigne pas des canons qui ont contribué à l’adouber comme 7e art.
La La Land est un film bien, un film qui fait du bien, un film qui prend, un film qui nous éprend. Un film galvanisant, spectacle total, maîtrisé de bout en bout, cinématographiquement irréprochable, musicalement jouissif. A ce titre, il faut ajouter au duo parfait Gosling/Stone l’autre duo parfait, Justin Hurwitz/Damien Chazelle, deux grands potes libérés de toute contrainte de studio pour laisser éclater toute la sincérité de leur collaboration et de leurs idées, chose devenue trop rare à Hollywood aujourd’hui. Si la musique chez le réalisateur est une bénédiction auditive, c’est aussi parce qu’elle est libre. On a hâte, très hâte, de voir comment Damien Chazelle nous surprendra la prochaine fois !