The Favourite : l’étrangeté en costumes
Après l’intriguant et génial The Lobster et le plus débattu Killing of The Sacred Deer, le cinéaste grec Yorgos Lanthimos offre avec The Favourite une interprétation d’une rare étrangeté et d’une invraisemblable ambition formelle du genre rebattu du film à costumes.
Au XVIIIème siècle, les anglais et les français se livrent une guerre mortelle pour la succession au trône d’Espagne. Dans la petite principauté royale d’Angleterre, tout cela est regardé avec distance, l’intégralité des décisions étant en fait prise par la favorite et amante de la reine. Mais, très vite, l’arrivée d’une nouvelle servante, turbulente et ambitieuse, à la Cour pourrait renverser le statu quo…
Sofia Coppola avait déjà proposé une interprétation anachronique et enlevée du film à costume, en dépoussiérant le genre quitte à laisser les plus traditionalistes sur le carreau. Il serait peut-être malaisé, d’ailleurs, d’affirmer que Lanthimos ne tient pas Marie-Antoinette pour inspiration, consciente ou non, tant le rythme détonant de son film rappelle le dynamisme du film de Coppola. Toutefois, quand Marie-Antoinette se faisait un plaisir de renouveler le genre par un retour sur sa forme, The Favourite diffère en proposant une analyse visant à montrer qu’au fond, les querelles mondiales et les grandes décisions des royautés sont moins le fruit d’un sentiment patriotique ou d’une volonté des figures royales de conserver le pouvoir que le résultat de querelles internes, intimes à la Cour. Il est frappant, en ce sens, de voir le portrait fait d’Anne d’Angleterre comme d’une fausse reine, incapable de représenter la Cour, totalement ignorante des conflits qui atteignent le pays qu’elle dirige, laissant tout pouvoir à la courtisanerie pour diriger à sa place. La royauté n’est pas soignée par Lanthimos, qui montre dès l’introduction la vacuité du système, par l’organisation de cette course de canards absurde.
Au fond, l’étrangeté de la situation, amenée par la démonstration de l’irresponsabilité des figures royales (sans doute transposable à bien des régimes faussement présidentiels contemporains), sied bien à Yorgos Lanthimos, dont l’on savait dès The Lobster l’amour pour de telles thématiques et une telle fibre étrange comme décalée. Le cadre ainsi que les modes de plans choisis par le réalisateur vont dans ce sens, tant le cadrage classique qui sied habituellement au genre laisse ici place à des postulats presque impropres, par des cadrages de travers ou presque à 180 degrés selon les circonstances. Les plans et éclairages classiques se font rares, tout semble irréel dans The Favourite, alors que somme toute cette histoire de jeux de pouvoirs, de relations ambiguës, de jalousie a déjà été racontée maintes fois.
Seulement, cette décision de traiter ces déboires personnels comme perçus au même niveau que les conflits mondiaux permet à Lanthimos d’échapper à l’anecdotique, de toucher en ce sens à l’universel. La narration choisie pour la montée en puissance de cette servante, bourgeoise déchue souhaitant retrouver sa place, fascine parce qu’elle semble montrée en lieu et place d’une guerre qui n’est que citée longuement, qu’on ne voit jamais puisque la guerre intime prend toute la place et sert au fond de transfuge, de symbole pour l’évoquer. Pour peu qu’une courtisane ou l’autre prenne la place dans le cœur de la reine, les décisions différeront, et Lanthimos montre bien en quoi cette consanguinité malsaine entre décisions publiques et vie intime mène à la dégénérescence à la fois sentimentale et politique, voir même physique pour cette reine qui ne cesse de dépérir au fur et à mesure que la lutte pour son affection avance. Sur ce point, le trio formé par Olivia Colman (la reine Anne d’Angleterre, dernière de la dynastie Stuart), Rachel Weitz (Sarah Churchill, conseillère particulière et amante de la Reine) et Emma Stone (Abigail Masham, nouvelle favorite de la Reine) est tout à fait magistral, tend elles semblent s’amuser à mettre en images cette rivalité mortifère.
Il est possible de regretter que The Favourite, toutefois, prenne des décisions presque obscures dans ses choix structurels. Ainsi, le choix de diviser le film en actes paraît assez peu pertinent, voir sur-explicatif, comme si l’on voulait être absolument certain que le spectateur comprenne bien ce qu’il y a à comprendre, à l’aide de titres tirés de répliques de chaque chapitre. On en ressent un malaise, comme si le créateur ne faisait pas confiance à son récit, ou pire, à son spectateur, alors que l’aspect justement universel de son sujet, quand ses films précédents pouvaient paraître plus inhabituels, permet bien de saisir ce à quoi touche le film. De même, on peut s’étonner d’une certaine répétition presque malvenue, parfois contre-productive, certes peu marquée mais parfois agaçante, une fois la rivalité comprise il n’était sans doute pas nécessaire d’y ajouter tant de strates. En témoignent les quelques scènes de tir au volatile, qui ne sont qu’un exemple de symboles trop appuyés, et même encore une fois paraissant signes d’une volonté d’explication et de surlignage trop importante.
Reste que le cinéma de Lanthimos semble assez essentiel dans le paysage contemporain, tant sa capacité à montrer l’étrange et le non-dit, voir non pensé, détonne de film en film. Il sera intéressant de voir dans quel mesure The Favourite pourra trouver son public, entre les quelques amateurs du réalisateur et les instruits en cinéma de costumes classique. En tant que tel, le film est proprement étonnant et enthousiasmant, comme toujours.
AMD