(DVD) La Loi du Marché : social-déloyalisme
La semaine dernière est sorti en DVD la Loi du Marché, de Stéphane Brizé. Commenté notamment pour la prestation de Vincent Lindon, prix d’interprétation à Cannes, mais aussi pour son propos possiblement politisant, le film divise. Verdict
La Loi du Marché, c’est l’histoire de Thierry Dougourdeaux, un homme de 51 ans, marié, un enfant handicapé, au chômage depuis environ un an et demi et qui peine à trouver un boulot dans un monde en situation précaire. Ce faisant, et à la limite de devoir prendre des décisions désespérées, il réussit toutefois à décrocher un poste d’agent de sécurité en grande surface. Mais il y a un revers à cette médaille : le fameux « survival of the fittest » darwinien s’applique impitoyablement et Thierry va devoir mettre son éthique à rude épreuve…
Disons-le tout de suite : La Loi du Marché est un film engagé. Chaque scène, souvent d’ailleurs en plan-séquence pour en augmenter l’intensité, est une sorte de one-shot destinée à fonctionner en écho aux coups de poing dans la gueule qu’encaisse Thierry de la part de la loi du marché, cette entité indéfinissable et indéterminable tant elle s’incarne dans pléthore de situations . De l’entretien d’embauche sur Skype montrant à quel point l’entreprise a tellement bien étendu ses tentacules à toutes les strates de la société qu’elle peut, à la tête du client (et à sa rédaction), lui annihiler tous ses espoirs tout en l’entretenant d’un vicieux « il y a possibilité d’un poste, mais moins qualifié et moins payé » (sans compter la réalisation plan large filmant Lindon de profil pour mieux accentuer la décomposition du visage) à la scène de la vente avortée de mobil-home montrant bien la détresse du personnage, en passant par la scène de convocation au lycée du fils handicapé qui énonce bien que l’échelle des préoccupations est bien large pour Vincent, Stéphane Brizé a le juste mélange entre durée et émotion, entre implacabilité et empathie, entre laconisme et subtilité
Le film brille littéralement par ses décors extrêmement sobres, qui sont, à l’image des acteurs non-professionnels (excepté Lindon) grossissant l’aspect situationnel du film, authentiques et simples, mais brille aussi métaphoriquement par sa simplicité de propos. Le découpage plan par plan permet plus d’exactitude, de travail, et donc de finesse dans le respect de reproduction de cet univers impitoyable. De plus, l’ajout du personnage de Mathieu, le fils de Thierry, handicapé moteur, est remarquablement traité pour s’inclure, et s’inclure seulement, dans le quotidien de son père, celui d’un homme pas seulement chômeur en recherche d’emploi, mais aussi de père qui doit subvenir aux besoins de sa famille. Le rôle de son fils n’est donc absolument pas, et c’est tout à l’honneur de Brizé, de devoir tirer les larmes des spectateurs par sa condition. Au contraire, et sans gêner, il rajoute un niveau au pincement au coeur que l’on ressent face au destin de ce quinquagénaire au bord de la crise de nerfs, dont les scènes de danse avec sa femme paraissent être des rêves (l’une se déroule un soir, l’autre pendant un cours où la salle est parsemée de miroirs) quand on voit la dureté implacable, par exemple de la scène syndicaliste où Thierry fait un plaidoyer pour sa « santé mentale » qu’il juge aliénée par ce monde de fou, celui où des actionnaires véreux, par pur intérêt, licencient sans états d’âme pour délocaliser leurs entreprises et faire toujours plus de profit, ne lui laissant plus le choix.
C’est un film aux airs darwiniens donc que La Loi du Marché. C’est celui qui s’adapte le mieux aux conditions de cette jungle qu’est le marché qui survit. Le film attaque sur cela dès les premières minutes avec cet entretien brut et grave dans un bureau de Pôle Emploi, où Thierry apprend qu’il a fait une formation inutile ne lui garantissant pas d’emploi et l’enfonçant un peu plus dans les problèmes, face à un agent de Pôle Emploi qui ne sait que lui dire, comme si lui aussi, à l’image de Thierry, il était prisonnier de ce monde et de son langage si contraignant, restrictif, compresseur. Dès lors la quête de Thierry prend des airs de croisade contre cette langue de l’entreprise, qu’on pourrait en exagérant un peu qualifier de fasciste, comme l’a fait Barthes avant nous : langue et entreprise ne font plus qu’un dans l’impitoyable, où elle disqualifie le CV de Thierry pour tenter de figer tout propos selon ses règles, lesquelles ne feraient que la vider de sa substance pour la rendre purement mécanique : il dicte, il asserte, par des formules dont la seule valeur est celle du droit de vie ou de mort sur les sujets, en témoigne le suicide de la caissière prise la main dans le sac en train de voler quelques malheureux coupons de réduction, ou bien le jeune homme se disant forcé de voler un chargeur de téléphone pour ne pas se faire « péter la gueule ». Cette même langue qui doit servir à l’élimination de ceux qui ne résistent pas à ce darwinisme. Thierry n’a donc pas le choix à la fin du film, scène ouverte laissant (peut être trop librement) lieu à toutes les interprétations et réflexions pour le spectateur. C’est là toute la force d’un film qui sait rester simple mais aussi toucher aux points les plus sensibles sans jamais faire preuve de lourdeur ou d’insistance malvenue : à la fin des 1h35 de film, qui sont passées très vite, on a l’impression d’avoir vu, au travers du destin de Thierry, une vision de ce que Lorenzaccio appelait la « monstrueuse nudité » de l’humanité. Ou devrait-on dire inhumanité ?
Si le film fait aussi preuve d’une certaine accentuation dans ses séquences (les « victimes » de Thierry sont toutes des groupes sociaux cadrés : l’Arabe, la vendeuse black, le vieux qui a du mal à boucler les fins de mois) et souffre d’une deuxième partie, quand Thierry a son travail, qui se résume assez principalement à ces arrestations de vol à l’étalage, affaiblissant quelque peu un scénario qui jusque-là faisait preuve d’une belle fluidité, il a le mérite de prendre des risques pour que sa sincérité s’en fasse de plus en plus ressentir. Quant à Vincent Lindon, il porte littéralement le film par son interprétation très touchante. On dira qu’il écrase trop le film, mais il faut dire qu’il en est le sujet principal, et qu’en sa figure se rassemble toutes celles des gens qui sont dans la situation de Thierry, d’une part, et d’autre part, Brizé assume d’en faire un acteur omnipotent, celui d’un Monsieur Tout le monde se retrouvant dans toutes ces situations avec un point de vue évolutif qui finalement le fait claquer la porte à la fin. Et finalement, c’est tout le talent et la force de l’acteur et du personnage qui rejaillissent et font vivre tous ces non-professionnels, ajoutant à la performance cinématographique qu’est ce film.
Quant à l’édition DVD, elle est absolument parfaite. L’image est magnifique et permet de profiter au maximum du film. Les bonus nous offrent en outre, pour mieux approfondir, comprendre, et ressentir ce qu’a voulu faire le réalisateur, une version commentée par Stéphane Brizé est disponible, ainsi qu’un entretien, afin que se dévoile au mieux le pourquoi du comment de l’oeuvre. Et petit détail très appréciable : la présence d’une interview d’une psychanalyste, pour avoir un autre angle d’attaque sur le film, notamment au travers du personnage central de Vincent Lindon. Car c’est bien un film dont l’un des aspects est celui, entre autres, du comportementalisme, et la psychanalyse offre un point de vue démarqué, et bienvenu, par rapport aux analyses et interprétations habituelles. Une bande-annonce tout ce qu’il y a de sympathique conclut les bonus de cette édition.
Quant à la polémique sur la teneur politique du film, outre le fait que sa politisation provient surtout de la médiatisation et de l’appropriation qu’a chacun face au film, on vous renvoie à l’excellent article des Inrocks, qui s’est déjà chargé de tout dire sur le sujet : http://www.lesinrocks.com/2015/06/03/cinema/marxiste-ou-pro-medef-la-loi-du-marche-fait-debat-11751774/