Sunset Song : Mélodies du malheur
Lorsqu’on visionne la bande-annonce de « Sunset Song » qui nous présente un énième destin tragique de jeune femme des années 1910 qui s’éprend d’un homme qu’elle voit partir à la guerre, tiraillée entre sa condition de femme dévouée et ses rêves de jeune fille passionnée qui chante sur les berges des lacs d’Écosse et écoute le son du clocher couchée dans les blés, il est vrai que l’on s’attend à ce qu’on nous serve un « Retour à Cold Mountain » avec une dose de « Légendes d’Automne« .
L’attente de l’aimé parti au front, l’entretien de la terre familiale, la tenue du foyer contre vents et marées, l’amour, la Grande Guerre et ses retombées, le tout sur des envolées de violons avec des panoramas sur une nature sauvage qui s’étend à perte de vue…. Bon.
Tout comme il est vrai qu’on n’ouvre pas un roman de Tolstoï sans apprécier la fresque historique qui s’étend sur plusieurs générations (et plusieurs centaines de pages), on ne va pas voir de drame historique sur fond de ballade romantique si on ne peut pas encadrer le genre.
Passée cette petite mise au point plus qu’évidente sur le registre, sans être une inconditionnelle de Davies, j’avoue d’abord avoir été tentée par la poésie qui se dégage de ces mélodrames, dont la dimension historique, propice au lyrisme, a souvent été le cadre de nombreux chefs-d’œuvre. Mais ce qui fait la force de ces films avec une bonne réalisation, a vite fait de faire retomber le soufflé à plat quand tout repose uniquement sur la forme en dépit du fond. Avec la promesse d’une belle photographie et des plans d’ensemble à tout va, j’avais quelques réserves quant à l’essence de ce nouveau drame, qui malgré une direction d’acteurs juste et sensible, risquait fort d’enfoncer des portes ouvertes et d’enchaîner les scènes longuettes pour perdre en intensité. Un film qui pour les mêmes raisons qu’il peut briller, prend le risque de décevoir et de traîner en longueur, qui plus est quand on dépasse les deux heures.
Malgré mes appréhensions, il s’avère que le nouvel opus de Terence Davies a au moins de quoi surprendre, notamment par son angle féministe assez étayé, qui pour une fois n’est pas estompé au profit du thème de la romance ou de la guerre.
Adapté du roman éponyme de Lewis Grassic Gibbon, « Sunset Song« , concrètement « chanson du soleil couchant », narre le sort peu enviable des jeunes filles d’Écosse à l’aube du XXe siècle, via le destin de la jeune Chris Guthrie – à prononcer à l’écossaise – issue d’une famille traditionnelle du comté d’Aberdeen. Le film s’ouvre sur un champs de blé où s’engouffre le vent, d’où surgit la frêle Chrissie (Agyness Deyn) qui contemple l’horizon pensive. La scène de l’école austère et rustique pour jeunes filles qui s’en suit vient rompre la rêverie et nous ramène au quotidien acerbe de ces demoiselles qui partagent leur temps entre les rudes tâches ménagères de la ferme, la messe et les leçons, le tout administré de près comme de loin par les hommes. Comme Laura Ingalls, Chris veut devenir institutrice, elle est reconnue comme la meilleure élève de son village et se berce sagement de chants romantiques sur la nature, métaphore du désir d’évasion qui l’anime. Elle est aussi l’unique fille de la famille Guthrie, qui compte déjà trois fils et sur laquelle John (l’écossais Peter Mullan) règne en maître dévot et obscurantiste. Le patriarche brutal, adepte du châtiment corporel et du viol conjugal, tient à exercer son autorité sur tout ce qui compose son foyer; du vaisselier en chêne massif à sa progéniture qu’il compte bien étendre au maximum jusqu’à son dernier souffle. S’il était loin d’être un modèle de vertu, le père Guthrie possède également un penchant pour l’alcool qui n’augmente pas son capital sympathie. Dans cette ambiance ascétique qui s’apparente à un quotidien du 17ème siècle, les idéaux progressistes d’Alec (Callum Adams), le fils aîné de la famille, détonent. Très complice avec sa sœur Chris qu’il ne tient pas à voir transformée en esclave comme leur mère, le jeune homme fait régulièrement les frais de la violence du père qu’il hait plus que tout et se plaît à provoquer. Harassée par une succession de grossesses non désirées, Jean Guthrie qui a fait le deuil de son libre arbitre et de ses rêves de jeune fille depuis son mariage -super- tente de mettre en garde sa fille quant à l’avenir qui lui est réservé et se lamente de ne pouvoir la préserver des hommes. Et si cette ouverture laissait déjà peu de place aux réjouissances, la suite des événements n’est pas vraiment pour ménager les utopistes, puisque Mrs Guthrie décide de céder au désespoir en se donnant la mort par poison, emportant avec elle les deux petits derniers.
Une tragédie qui précipite la dislocation de la famille; les deux cadets déscolarisés sont confiés à leur tante et Alec quitte Aberdeen pour aller trouver du travail en ville. Maudissant une dernière fois son père, il laisse derrière lui, et à son grand regret, sa sœur qui tient désormais la place d’héritière et se retrouve soumise au bon vouloir de son cher papa. Frustré par le suicide de sa femme qu’il interprète comme une preuve d’égoïsme -ben voyons!- le vieux bougre entend bien répercuter sur sa fille tout le ressentiment qu’il éprouve suite à la perte de sa chère et tendre, qu’il n’a jamais vraiment pris le temps de regarder de son vivant. C’était sans compter sur sa santé déclinante qui fort heureusement ne lui donnera pas le temps de faire de la vie de Chris un cauchemars. Enfin libérée du joug de son paternel, la personnalité de la jeune fille peut enfin s’exprimer; on la savait docile et bienveillante, on la découvre déterminée et courageuse. Chrissie choisit d’elle-même un mari, reprend sans rechigner les terres de la famille dont elle est désormais la seule représentante et se lance dans la construction d’un foyer qu’elle espère bien voir prospérer.
D’emblée, il est évident que Terence Davies assume entièrement l’influence romanesque de son film, il la cultive tout du long. Le réalisateur donne la part belle au récit qui jalonne cette pastorale bucolique, où s’enchaînent les tableaux romantiques sur les plaines du pays celtique, des chambres éclairées à la bougie, en lieu et place des descriptions. Un mimétisme littéraire qui va jusqu’à transposer la narration à l’écran, via la voix-off douce et tremblante d’Agyness Deyn, qui livre les pensées de Chris. La langue, l’oralité de la culture écossaise sont au cœur de « Sunset Song » avec ces chants traditionnels qui narrent la lande, le travail de la terre, la tourbe qui se gorge de pluie, les semailles, les noces et les combats de la vie….. Des thèmes certes relativement abstraits et épuisés, mais qui sont en totale corrélation avec ce qu’on nous donne à voir – c’est mieux – accompagnés d’une photographie tout aussi lyrique. Aussi ce patois écossais qui rythme le film, un idiome finalement peu reconnu, aux sonorités parfois abruptes qui peuvent se faire tendres et douces.
Mais finalement, le « Sunset song » de Terence Davies n’a pas grand chose à voir avec le micro-feuilleton familial des années 1970 qui avait inspiré le réalisateur dans sa jeunesse. Car où l’on pense trouver le simple témoignage historique du quotidien de la paysannerie écossaise dans toute sa bigoterie, on découvre surtout un film consciemment axé sur le rôle des femmes dans cette société archaïsante et intrusive, où chacun se doit de rester à la place qui lui ait destinée. On remarque un pathos omniprésent dans les rires de ces jeunes filles qui couvent des rêves d’épanouissement, des passions qu’elles avortent dans les cris de douleur de leurs accouchements, aussi dans cette violence masculine exacerbée, une rustauderie si primitive qu’elle en devient simulée : un mécanisme qui feint la virilité à défaut d’assumer la peur et la peine.
Il y a dans cette récurrence de malheur et de souffrance, une adversité telle qu’elle en paraît presque artificielle, surfaite, car provoquée et admise par tous. Elle sonne comme un leitmotiv. Personne ne sort des sentiers battus, quitte à ruiner sa propre vie.
Cet univers de brutalité conventionnelle, où les femmes sont trop vite « fauchées », détournées de leur avenir, prédestinées dès leur naissance à se voir considérées comme des ventres pour assurer leur lignée, et où toute primauté donnée au confort personnel est perçue comme une aliénation, ramène davantage à « The Duchess » de Saul Dibb. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, Davies ne nous présente pas ici une œuvre féministe engagée, simplement un film sur les femmes et l’impact qu’elles peuvent avoir sur leur propre vie, avec un ton qui demeure relativement fataliste, bien que tourné vers l’espérance et la persévérance d’une héroïne qui incarne au final une petite résistance dans cette ballade mélancolique.
Poétique et assumé, le film a néanmoins vite fait le tour de son propre propos, qu’il file ensuite au travers de divers aspects, mais que le spectateur est à même de comprendre passée la première heure. Cette communauté qui pousse les hommes à partir à la guerre, la guerre qui les incitent à devenir violents, une société tiraillée entre la modernité naissante et les traditions ancestrales….. On a envie de voir plus loin. Malgré des ressorts scénaristiques peu subtils qui laisseraient présager d’une intrigue bâtie uniquement sur des poncifs, Davies ne tombe pas dans la minauderie d’une romance accessoire, gravitant uniquement autour du personnage de Chris qui apprend à résister aux épreuves du temps.
L’approche de l’œuvre est originale, l’image est belle, ce qui ne suffit évidemment pas à faire de « Sunset Song » un film légendaire. Au final, on connaît la chanson, mais à voir cependant pour l’angle particulier proposé et un ancrage historique particulièrement soigné.