Spotlight: la vérité est ailleurs
Spotlight, en salles le 27 janvier, est un candidat majeur aux Oscars, probablement celui qui pourrait faire de l’ombre à The Revenant. Et pour cause : le film de Tom McCarthy sait appuyer là où ca fait mal. Explications.
Tirée de faits réels
, et surtout (c’est assez rare pour le souligner compte-tenu de sa nomination aux Oscars) film indépendant, Spotlight est l’histoire d’une équipe de journalistes spécialisés du Boston Globe (Mike Rezendes, Sacha Pfeiffer, Walter Robinson, Matt Carroll), Spotlight, traitant des affaires particulièrement importantes, et jouissent d’une petite réputation pour cela. Ce sont ces capacités que Marty Baron cherche quand il est nommé à la tête du journal, en 2001 : alors que les ventes sont à la traîne, entraînant des départs forcés de plusieurs membres, il prend la décision radicale de bousculer les habitudes et la routine de la rédaction, et met Spotlight sur une affaire classée de prêtres pédophiles. Autant dire un dossier brûlant dans une société américaine très catholique…
Spotlight, non spécialement pour sa forme, mais surtout pour son fond, pour l’important sujet qu’il soulève (la pédophilie au Vatican ne date pas d’hier, et l’enquête est de 2001), risque de rester actuel très longtemps. D’une part pour s’inscrire dans la durée, mais aussi pour mettre en image les dossiers secrets du Vatican, inavouables mais surtout inavoués, mais dont tout le monde est au courant. Par le biais du cinéma, Spotlight ne sert pas juste un film sage et paresseux qui se contenterait d’être un récital de l’enquête comme un élève déclame sa poésie. Spotlight est véritablement animé par une volonté sincère, à l’image de ses personnages, d’offrir une illustration d’un des problèmes sociétaux les plus intrigants (est-ce que Dieu valide vraiment qu’un gosse de 12 ans fasse une pipe à un prêtre de 55 ?) et les plus complexes, tant le catholicisme est une valeur fondamentale dans le monde. Du reste, le statut indépendant du film (trop frileuses les grosses boîtes de production ?) a dû peut-être compliquer un peu son financement, mais de façon très minime, le film ne nécessitant comme accessoires qu’un décor et des costumes réalistes. Ce qui n’est peut-être pas plus mal : la présence cautionnante de Michael Keaton ou Mark Ruffalo a dû facilement écarter ce genre de soucis, et de fait, son budget de 20M de dollars a été non seulement bien suffisant, mais en plus a laissé pleine latitude à l’équipe pour soigner sa reconstitution, loin des pressions véreuses.
Rezendes et Robinson, de passage à Paris, ont voulu que leur investigation ait un « impact sur la société » ; Robinson, rédacteur en chef, lui-même d’éducation catholique, ayant même déclaré que cela n’avait « pas affecté sa foi en Dieu, mais avait détruit sa confiance dans l’institution Eglise catholique« , mettant bien ici en balance la question de la croyance et l’ancrage de le concret. L’enquête et le film, montrant la détermination des journalistes pour que la vérité se fasse (surtout Rezendes toujours au bord de l’explosion), explorent la tension permanente à laquelle ces journalistes sont exposés, que Rezendes et Robinson ont reconnue comme étant « extrêmement difficile et émotionnellement épuisante ». On sent ainsi au travers de ce film une vraie envie de faire ressortir la substantifique moëlle de la société américaine, où le vice peut se cacher même dans le plus ancré, et se terre dans le silence peureux d’une population restant passive devant ce qui la gangrène. Par ailleurs, les acteurs montrent une vraie implication dans le projet et pousse le mimétisme avec une authenticité confondante, en particulier Mark Ruffalo, qui maintient un rythme hallucinant pour rester dans la peau de son personnage, Michael Keaton, qui n’a jamais semblé aussi vrai dans son jeu d’acteur (Robinson dira qu’il lui a « volé son identité »), et Liev Schreiber, méconnaissable et parfait en figure tutélaire (alors que son temps à l’écran est réduit). Derrière Spotlight, derrière la reconstitution de l’équipe spécialisée, il y a une autre équipe, celle du film, dévouée non seulement à un film, mais aussi à un projet.
C’est en cela que même si l’on peut trouver la réalisation de Tom McCarthy, illustre inconnu derrière la caméra, somme toute assez classique, il n’en reste pas moins que par souci de fidélité et de rapport, un minimum de fioritures était obligatoire, pour ne pas déflorer ni le film ni l’enquête, et ne pas le corrompre avec des ressorts scénaristiques appartenant plus à Hollywood qu’au cinéma sociétal. Spotlight fait penser à Imitation Game dans sa volonté de rendre compte d’un fait historique quelque peu relégué au second rang, à la différence qu’Imitation Game cachait derrière le jeu de Benedict Cumberbatch une idée de morale finale, quand ici Spotlight se contente de laisser les images, les performances, l’enquête parler. Tour à tour, et avec dextérité, le film joue entre les témoignages et les émotions, entre la gêne de Eric Macleish, l’hypocrisie du Cardinal Law, ou le traumatisme de Phil, une des victimes : trois classes pour explorer en profondeur l’inscription de l’enquête au plus profond de la société américaine. Moment marquant intégré au film : les attentats du 11 septembre 2001, qui ralentit les travaux de Spotlight pour plusieurs semaines, et montre à quel point, au travers d’une scène de dialogue entre le responsable de l’association des victimes et l’équipe Spotlight, le bouleversement est une constante majeure dans la société américaine, finissant par hiérarchiser des victimes qui d’un coup passent à la marge.
Le propos de Spotlight, avec des journalistes qui n’hésitent pas à prendre sur leur temps libre pour faire avancer leur travail de leur côté, est celui de mettre toutes les victimes sur le même plan, et surtout d’aller toujours au bout de leurs recherches : en particulier le fait qu’un prêtre n’est jamais suffisant pour parler d’un tout (il y a ici une vraie priorité du journalisme d’investigation face au journalisme de faits divers), et que si l’on a 90 prêtres douteux (et 6% de prêtres pédophiles dans le monde), on enquête sur chacun d’entre eux, quitte à engloutir des pavés énormes de relevés de présence au diocèse. Spotlight, le film, mais aussi l’équipe, l’ont bien compris : pour que le propos soit compris et accepté naturellement, il faut accepter de se mettre à nu et de mettre à nu la vérité. Dans son style très Hommes du Président, Spotlight érige ainsi l’Eglise comme une entité à plusieurs entrées, entrées qu’il faut ouvrir pour décomposer l’omnipotence du tout et comprendre les rouages de ce qui a été appelé « abus spirituel ». C’est dans ce cheminement logique que Sacha Pfeiffer, à la fin, comme une protestation passive, ne va plus à l’Eglise avec sa grand-mère catholique. Et c’est dans la simplicité, la pudeur dont fait preuve le film, que vont émerger les conséquences naturelles d’une enquête haletante, prenante, quand Mike Rezendes explose pour dire que ca y est, les fruits du travail sont là, il faut passer à l’action, laissant par sa performance son humanité prendre le dessus sur son identité de journaliste. Les reporters, gens simples dans la vie, vont servir de conducteurs, de porte-étendards, et de représentants de la cruauté et de la crudité d’un sujet qui va bouleverser un peu plus que leur simple routine quotidienne de travail.
Le film fonctionne ainsi comme une mise en abyme matricielle : le filmage d’un propos journalistique qui va lui-même se lancer dans le projet de mise à jour d’un autre propos, cette fois sous la forme investigatrice. Spotlight n’est d’ailleurs pas qu’un propos : c’est aussi une lettre de réhabilitation du journalisme, dont les méthodes dépeintes ici (l’enquête a tout de même 15 ans) peuvent paraître archaïques comparées aux moyens modernes et qui font de l’information un flux constant et permanent, tournant en boucle sur Internet avec plus ou moins de véracité. Ainsi, dans ce film où ce sont 4 journalistes qui font le boulot de 50, il y a non seulement une visée d’authenticité dans le fond, c’est à dire le sujet, et sur la forme, celle consistant à mettre un véritable engagement dans son travail, une sorte de boulimique au service du réalisme. Ajoutez à cela le fait que 53% des lecteurs du Boston Globe soient catholiques, et vous aurez représentée la difficulté du travail journalistique dans son rapport au monde, mais aussi son rapport au vrai : Marty Baron, le nouveau patron, prend le problème de la rentabilité d’un journalisme écrit aujourd’hui presque désuet à bras le corps, et cherche à frapper un grand coup non en brossant les lecteurs dans le sens du poil, mais au contraire, à contresens. Il y a dans Spotlight une vraie volonté d’affirmation d’un journalisme dévoué, originel, matriciel, et qui ne s’avoue vaincu ni par les problèmes de société, ni par les problèmes intrinsèques à son secteur que sont l’informatique et le tout-numérique. La figure de proue du réalisme revendiqué est encore et toujours Mike Rezendes, jamais assez rassasié et toujours prêt à asséner le prochain coup. Son personnage est d’ailleurs un pari permanent, tant Mark Ruffalo flirte avec le surjeu, à tel point que quand Sacha lui demande pourquoi il a arrêté d’aller à l’Eglise, la peur de voir l’écueil lourd d’un ex-enfant abusé resurgir nous a donné des frissons. Mais Ruffalo ne vole pas sa nomination, et a d’ailleurs été adoubé par le vrai Mike Rezendes : sa crise de colère finale est bien l’incarnation de ce « syndrome post-traumatique » évoqué par Robinson avec toutes les découvertes. Il incarne ce journalisme d’investigation qui va, d’homme à homme, et de manière plus humaine, permettre de délier les langues, et révéler que ce silence n’est bien qu’une peur des conséquences (et d’une désapprobation divine) et un déni de la réalité. Sa première interview d’une victime se termine d’ailleurs par des encouragements de celle-ci à attraper les coupables, pour venger les vies ruinées par les traumatismes : Spotlight ne cherche pas à être viscéralement passionnant, mais à être honnêtement captivant et électrisant.
Sujet puissant, forme simple mais efficace, Spotlight est un excellent produit cinématographique qui pourrait bien faire de l’ombre à The Revenant aux Oscars. Et nom de Dieu (sic), que cela fait du bien d’assister à un film qui évite et s’écarte bien volontairement des carcans de la rentabilité…