Mr Holmes : de l’héritage et son maniement
Aujourd’hui sort Mr Holmes, nouvelle adaptation des aventures du détective, celle d’un pastiche de Mitch Cullin, A Slight Trick of the Mind, et pour ce film un peu particulier, c’est le grand Ian McKellen qui endosse le non moins grand rôle. Décorticage
Par la grâce des traducteurs toujours aussi chevronnés, le livre était devenu en français Les Abeilles de Mr Holmes. Il est en effet question de ces petites bêtes, puisque Sherlock Holmes, désormais âgé de 93 ans, s’est retiré dans le Sussex pour terminer sa vie, entouré de sa gouvernante et du fils de celle-ci. Mycroft vient de mourir, Watson a passé l’arme à gauche quelques années auparavant, bref, c’est un Holmes bien seul qui demeure hanté par le souvenir d’une affaire non résolue, sur les bizarres agissements d’une mystérieuse femme…
Produit par BBC Films mais réalisé par l’Américain Bill Condon, à qui l’on doit deux volets de Twilight mais aussi le raté Le Cinquième Pouvoir, le film était donc déjà parti sur des bases un peu bancales, entre un Bill Condon qui a clairement voulu mettre sa patte et la BBC qui a tenu à chapeauter un projet sur un des monuments de son patrimoine. Ce mélange n’était pas forcément idoine pour l’adaptation d’un pastiche relativement connu, mais qui n’a pas l’aura d’une Solution à 7% dont l’adaptation, elle, était restée dans les mémoires. A titre gentillet (Mr Holmes, histoire de fédérer un maximum autour du personnage), film gentillet : Bill Condon n’a pas eu l’air de vouloir réaliser un film mémorable. Et pour cause : le film n’offre aucun moment de bravoure, la caméra se contentant de graviter autour de Ian McKellen, et, par son aura, d’activer les autres personnages dont, disons-le tout de suite, sont au mieux ennuyeux et inutiles, au pire agaçants. Bill Condon se contente paresseusement de nous resservir la même sauce éculée du vieux détective avec encore quelques tours dans son sac (faire « le truc », qui consiste à faire du pouvoir de déduction de Holmes un objet de foire et d’amusement pour le petit Roger), et qui transmet peu ou prou ses combines à un gamin prometteur qui pourra à terme le remplacer. Le film ne s’en cache même pas puisqu’à la fin Holmes lègue sa maison à sa gouvernante et au fils ! Tant et si bien, que si Sherlock Holmes se sent revivre à la fin, on dirait plutôt que le détective, son âme, ce qui le définit, a bel et bien disparu. Le film n’a pas de véritable identité, de force de frappe qui combine une créativité originale et une inscription dans les canons littéraires.
L’histoire aurait été relativement acceptable si beaucoup d’auteurs n’étaient déjà pas passés par là, à commencer par Conan Doyle lui-même et la figure de Wiggins, or le petit Roger n’a rien d’un détective en herbe, qui aurait pour lui l’effrontement de la rue, mais tout du garçon gênant, épine dans le pied filmique à l’américaine, dont on se ficherait éperdument s’il manquait Holmes, évidemment sans père et qui se dirige donc vers une figure de substitution (Holmes), et qui tend à vouloir reprendre le flambeau pour se sortir de sa petite vie ennuyeuse mais sans aucune qualification ultérieure pour le faire, là où Wiggins était cette entité qui se définissait corps et âme avec Sherlock Holmes, « activé » par le détective, et semblant prendre du galon à chaque apparition, en plus, via son environnement, d’avoir un flair et une connaissance de Londres qui en faisaient un allié précieux. Cela pose en sous-main la question de l’adaptation d’un patrimoine britannique monumental par des Américains, ce qui est un autre problème, qui s’est déjà posé au vu de la performance « Last Action Hero » de Robert Downey Jr dans les films précédents. Les Américains adorent s’approprier les joujoux de leurs cousins britanniques pour les refaire à leur sauce, embarquant même parfois le créateur originel pour l’exporter chez eux (n’est-ce pas Chris Chibnall et Ricky Gervais ?).
Ils ont cette fâcheuse tendance à rendre le produit de base spectaculaire (comme l’était Sherlock Holmes version cinéma) ou alors pathétique (comme l’est ce Mr Holmes, avec un Ian McKellen tout en mimiques de vieillard cacochyme), qui dénature ledit produit, lui retire sa substance au profit d’effets spéciaux, de cors, de cris, de discours plus ou moins inspirés (« Je dois résoudre cette affaire pour être en paix avec moi-même ») ; ainsi, ce qui compte, c’est l’émotionnel lâché plein tubes et produit un effet immédiat sur le public. Il n’est pas question ici d’opérer une opposition grossière : certaines comédies ne vont jamais plus loin que ce qu’elles prétendent être, c’est-à-dire un divertissement ; et certains Britanniques, comme Edgar Wright ou Tom Hooper, se sont essayés à cet américanisme, choc des cultures qu’il est bon d’avoir pour la diversité des propositions cinématographiques. Mais le film, dès lors, n’importe désormais plus qu’en produit de consommation et non comme oeuvre destinée à marquer l’esprit du spectateur de manière durable, quitte à susciter la division, comme le fait le Sherlock de Steven Moffat, et même Elementary aux Etats-Unis, qui eux ont justement choisi de conserver les bases mêmes de ce qui a construit le personnage (la drogue, l’antipathie, l’asociabilité…) pour ensuite (re)construire dessus et proposer un angle d’attaque différent. Dans Mr Holmes, la figure mobilisée, ici Holmes, et par extension Ian McKellen, acteur théâtral s’il en est, est mise au service d’un cinéma efficace, bouleversant le public par la force sensible qu’ils transportent. Ici, cela se retrouve surtout à la fin, quand Holmes s’agenouille en pleurs auprès de Mrs Munro pour dire qu’il aime le petit Roger et que ce n’est pas sa faute ni des abeilles s’il a fait une réaction allergique, mais des guêpes. Quasi-négation du personnage de Holmes (on parle de l’homme qui avant de plonger à Reichenbach ne laisse qu’une lettre à Watson, sans testament, et sans lui avoir dit son projet), le film semble se rapprocher d’un biopic hagiographique, où ce Holmes de 93 ans serait un bon moyen de remettre un dernier coup de projecteur sur le personnage et lui offrir un dernier tour de piste. Cela aurait pu être bien si, à l’image d’un Imitation Game qui montre la mort d’Alan Turing et finit sur une leçon (certes moralisante), Holmes mourrait, dans une ultime sublimation.
Ce sont ces éléments qui montrent que Bill Condon (et peut-être Mitch Cullin si ce film est une adaptation fidèle) ne semble pas avoir saisi l’essence du personnage crée par Sir Arthur Conan Doyle, ou du moins une infime partie, celle de l’intelligence, qu’il nous ressert à toutes les sauces pour tenter de nous dire qu’il sait quoi faire avec Holmes et qu’il en maîtrise toutes les facettes. Sauf que ce cher Bill oublie plusieurs choses : d’abord que Conan Doyle himself n’avait pas mesuré l’ampleur de l’influence du détective, en témoigne les émeutes de lecteurs quand Holmes mourut à Reichenbach, signe que l’oeuvre était aussi celle du lecteur et pas que de l’auteur à qui elle échappe. Ensuite, à l’heure où Steven Moffat et Mark Gatiss, avec leur série Sherlock, ont rajeuni le personnage, lui ont donné une nouvelle dimension, et ont explosé les canons tout en prenant absolument tous les aspects du détective en compte (qu’il soit grincheux, asocial, presque asexué, drug-addict, poids à porter pour son entourage et on en passe), faire une version plus « canonique » du détective, au sens d’un gentleman old school propre sur lui avec un grand pouvoir de déduction, de surcroît dans une adaptation de pastiche, était l’assurance d’un fort décalage à combler, celui de s’inscrire dans ce que le XXIe siècle a fait au personnage tout en profitant de l’occasion pour sacraliser sa figure communément admise. Et ce décalage, Bill Condon l’a envoyé balader en faisant sa petite histoire fragile d’un détective fragile, sapé de son aura fragilisée (et pourtant Ian McKellen fait tout ce qu’il peut, mais son rôle est bien trop mal écrit, et sa manière de pleurer en tombant à genoux à la fin est d’un pathétique presque gênant), et qui du coup, alors que de surcroît il avait les coudées franches en n’adaptant pas une oeuvre classique des aventures de Holmes, enlève toute la dimension métaphysique qu’on pouvait attendre du personnage, et fera qu’on ne retiendra probablement pas cette nouvelle adaptation, qui aura eu pour mérite d’illustrer ce qu’est un Holmes sur la fin mais qui n’a rien d’assez porteur pour qu’on s’en souvienne avec force.
En effet, si Bill Condon manque autant le coche sur ce film, c’est aussi parce qu’au lieu de plonger Sherlock Holmes dans une relative ambiguïté entre son aspect légendaire (pourtant maintes fois rappelé dans le film, car Watson magnifiait un peu les aventures, notamment sur le chapeau et la pipe, ce que Holmes n’avait pas) et son côté désespérément humain renforcé par sa grande vieillesse, Bill Condon se contente (et peut-être était-ce bien sa seule intention) de nous servir l’histoire d’un vieil homme qui tente tant bien que mal de survivre à son grand âge, et pour cela abuse des plans sur le détective en pleine dégradation, comme s’il arrivait au bout d’un marathon, usé et fatigué, et surtout sans essence (dans tous les sens du terme) dans le moteur. Pourtant le film débute bien, de ce point de vue : la première demi-heure s’attarde à nous expliquer combien Holmes, qui ne se satisfait pas de son image dans les écrits de Watson, trop embellis par rapport à ses actions, cherche surtout à conserver sa mémoire et sa vivacité d’esprit, qui ont fait son succès, à la fois pour lui mais aussi pour ce fameux cas dont il ne parvient pas à se rappeler et auquel Watson a donné un côté trop chevaleresque.
En cela le film tisse quelques bonnes idées, entre un voyage au Japon pour aller chercher une plante aux vertus médicinales, l’idée des abeilles et de leur gelée pour aussi préserver la santé, ou encore une mise en abyme du personnage et du film quand Holmes va au cinéma et se moque affectueusement de l’adaptation d’une de ses affaires, précisément celle dont il veut se rappeler la véritable fin, mettant ainsi en scène une figure autant qu’un vieil homme qui court après sa mémoire, la mémoire, parlée et écrite. Mais ensuite, pour justifier son titre et probablement l’immense talent de son acteur principal, Bill Condon se sent obligé de rajouter des petits sentiers inutiles à certaines de ses pistes, juste pour offrir à Holmes la capacité de se servir de ses dons : ainsi on nous pompe l’air avec la gouvernante qui ne pense qu’à aller à Portsmouth, et on nous ajoute une histoire alambiquée du père du guide japonais qui était venu consulter Sherlock Holmes et n’est jamais revenu au Japon. Autant de fils chronophages, hachant la fin de parcours du film, plus ou moins bien raccrochés à l’affaire principale, une affaire sans grand intérêt que celui, basique de l’intrigue (une femme aux agissements bizarres qu’Holmes démasque assez aisément mais qu’on tâche de nous rendre compliqué en découpant les moments de doute du détective) afin de nous sortir un happy end suave où Holmes, qui a vécu le passage obligé « tout va bien – oh mon Dieu je chute et ma mémoire flanche – oh bah ca va mieux » semble être dans le meilleur des mondes, se livrant à un mysticisme presque contradictoire avec ses propres convictions (lui qui n’a jamais cru à un immense chien des Enfers lors du cas de Baskerville…), avec Roger et Mrs Munro autour de lui. Pis : le film conclut sur un Holmes qui accepte finalement la fictionalisation, après avoir clamé tout le film qu’il préférait les faits et le réel concrets, et célébrant la vie au milieu d’un cercle de pierre censé, selon une tradition japonaise, représenter ses proches morts, chose qu’un Holmes à la Conan Doyle ne ferait probablement jamais.
Au lieu de mythifier le détective, ce qui le conduirait sûrement à s’éloigner de l’oeuvre de Mitch Cullin, de suivre ainsi tout le chemin aux innombrables idées qu’offraient la thématique de la mémoire (ne serait-ce qu’en rendant Holmes actif, pas seulement en le faisant aller au cinéma mais éventuellement de le faire retourner sur les lieux), de respecter quelque peu le personnage malgré la vieillesse et de le rendre assez aigri, égoïste et méfiant plutôt que grand-père plus ou moins gâteux, d’offrir le portrait d’un artiste en homme âgé luttant avec ses démons (aucune mention de la cocaïne par exemple, remplacée par ses innombrables râles de vieillard gênants), plongé dans une quête métaphysique mélangeant passion, regrets, personnalité, compulsivité, voire de mettre Holmes dans une position de donateur transmetteur face à sa gouvernante illettrée (Laura Linney joue peu ou prou les utilités), Bill Condon fait une histoire toute simple, lisse, où la résolution n’a rien d’un coup de théâtre mais plutôt d’un poncif filmique, surlignant la figure du petit garçon en le faisant découvrir – oh miracle ! – le gant de la femme au coeur de l’intrigue, trouvé dans -oh mon Dieu je n’y avais pas pensé- le bureau de Watson « caché » dans une armoire, complétant par cela les souvenirs de Holmes. Tout juste apprend-t-on pourquoi il s’est exilé après cette fameuse affaire qui lui trotte dans la tête (et là aussi, comment Holmes peut-il être aussi gâteux alors qu’un Holmes chez Doyle se serait rendu fou à n’avoir pas résolu une affaire ?). Chemins tortueux, justifications bancales, propos alambiqué : le film reste extrêmement frustrant en tant qu’il reste désespérément à la surface des choses, sans véritable climax, délaissant ses bonnes prémices pour tout miser sur une incarnation de la déréliction d’un Sherlock Holmes épuré, et dont on ressort sans franchement avoir vu quelque chose de plus du célèbre personnage. Si le produit filmique n’a en soi rien de dramatique tant au niveau de la mise en scène que de l’interprétation, il reste regrettable que Bill Condon n’ait pas profité de l’aura du personnage afin de, dans un dernier souffle déductif, le transcender complètement, au-delà de l’âge, qu’on nous rabâche en permanence, de l’intrigue, des abeilles, incluant le rapport transmissif avec Roger dans une longue réflexion sur la fin de vie. Ian McKellen a largement assez de talent et de passé théâtral pour cela…
Mr Holmes reste un film agréable, mais qui manque donc singulièrement de bouteille en tant que produit fini, et surtout, fait fi de tout ce qui le définit : la mythologie.