Mā, le roman japonais d’Hubert Haddad
Mā sort aujourd’hui aux éditions Zulma. Ce n’est pas un, mais deux romans qu’Hubert Haddad, artiste multiforme, publie à l’occasion de cette rentrée littéraire. Tous deux très différents l’un de l’autre, démontrant la versatilité de son style.
Autant Corps désirable frappait par sa volubilité, autant Mā étonne par sa maîtrise de la prose poétique. L’abondance de mots est toujours là ; mais plus sereine, plus calme. On aurait presque envie de dire : plus zen, puisqu’on est au Japon. Le côté troublant, confus de la narration d’Hubert Haddad y est aussi, puisqu’on se perd parfois entre Shoichi, l’amant perdu, et Santoka, le poète disparu. Mais j’ai l’impression que c’est un parti pris de l’auteur dans chaque livre, afin mieux plonger son lecteur dans l’histoire ; en tout cas ici cette confusion est plus circonscrite, car elle se cantonne aux deux personnages de Shoichi et de Santoka, au lieu d’imprégner Mā d’un trouble diffus, comme dans Corps désirable où l’incertitude du narrateur sur sa propre intégrité jette le récit dans un abîme vertigineux.
Mā débute avec notre narrateur principal, Shoichi, humble serveur dans une gargote de saké de Tokyo où il rencontre Saori, belle universitaire en pleine séparation d’avec son mari et passionnée par le poète Taneda Santoka, dont elle écrit la biographie. Ils entament une liaison, où Saori mentionne un jour à Shoichi qu’il porte le même nom que le poète (Santoka étant en réalité un pseudonyme). Elle s’achève tragiquement par la noyade accidentelle de Saori, qui venait tout juste de mettre le point final à sa biographie de Santoka et de la donner à lire à Shoichi. Dévasté, ce dernier quitte Tokyo pour mener une vie d’errant. S’ensuit alors un saut dans le temps où nous le retrouvons dans les montagnes plusieurs années après, en train de relire à nouveau le manuscrit de Saori.
À partir de là commence la confusion entre l’amant et le poète homonymes, tous deux errants, tous deux marqués par le décès de leur mère et tous deux cherchant l’oubli de leur douleur dans le saké, la littérature et la marche. Ainsi s’explique la phrase d’ouverture du roman sibylline : « La marche à pied mène au paradis ; il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir, mais il faut marcher longtemps. » La marche permet en effet aux deux Shoichi de retrouver la plénitude de l’instant et l’inspiration poétique au cœur de la nature, qu’Hubert Haddad décrit avec un lyrisme réjouissant, en multiples détails poétiques ou en panoramas d’ensemble éblouissants de beauté. Cette munificence de la nature contraste avec le dénuement des deux personnages, qui l’arpentent sous l’humble chapeau de pèlerin ou de moine, rappelant ainsi que l’existence n’est qu’un souffle bref qui s’envole sitôt apparu, et que nos souffrances, nos aspirations, nos rêves, si grands qu’ils soient, ne sont rien, puisque nous ne sommes presque rien à l’échelle de l’univers. Et en même temps, ils nous rendent conscients que tant que nous sommes là, goûter à l’existence au cœur de l’instant, c’est toucher l’infini : « Les naufrages dont il était sorti indemne lui laissaient un goût d’infini aux lèvres. La chose la plus ordinaire, comme boire à la fontaine ou s’asseoir dans l’herbe, lui semblait si neuve, si propre à toutes les réconciliations, que l’instant en devenait pareil au pistil d’une fleur à peine éclose.»
Le style d’Hubert Haddad mène superbement ce parallèle de deux vies solitaires à son climax, serti dans ce magnifique écrin que sont la poésie, la civilisation et les paysages japonais, aussi bien montagneux que maritimes ou citadins, qui transcendent toutes les tragédies de l’existence et laissent personnages et lecteurs apaisés voguer sur le flot d’une écriture contemplative, sans plus lutter contre l’impermanence. Un livre à lire et à relire pour la beauté de son style et la tranquillité finale qui en émane.
« Sous la brise, du bout des doigts, Shoichi s’aperçut que son visage portait un masque de larmes durcies, qu’il grelottait d’effoi à l’intérieur de son squelette. En dehors de lui, pourtant, un monde épanoui dispensait ses splendeurs. Les scintillements des flottaisons et des dernières étoiles lui évoquèrent la lumière de la neige, la rosée nocturne dans un jardin de pivoines, la chute des pétales de cerisier, un éventail brodé jailli d’un obi de jeune fille. Il respira l’air marin, pénétré de réminiscences. Tout ce qu’il avait vécu jusqu’à ce jour lui parut empreint d’une infinie mélancolie. »