Jessica Jones : she’s breaking bad
Deuxième carte abattue par Marvel dans la déclinaison de son univers à la télévision, Jessica Jones arrive après Daredevil, qui a placé la barre très haut. Nous vous avions parlé du pilote, que nous avions aimé. Qu’en est-il du reste ?
ATTENTION SPOILER SUR TOUTE LA SAISON. LA LECTURE SE FAIT A VOS RISQUES ET PÉRILS
Jessica Jones est une super-héroïne profondément traumatisée : autrefois contrôlée par Kilgrave (qui a un pouvoir de contrôle mental), qui lui a fait des choses que la morale réprouve, mais lui a aussi fait faire des choses que la morale réprouve tout autant, elle en a gardé une cicatrice, et a remisé son côté super-héros au placard. Elle a alors ouvert une agence de détective privé, Alias Investigations, où elle assure ce qu’un journaliste appellerait les chiens écrasés, en gros, oui, elle gâche son talent. Le souci, c’est que Kilgrave n’est pas mort, comme elle le croyait, et revient pour encore plus la tourmenter, tandis qu’elle doit composer d’autre part avec Luke Cage, figure troublante sentimentalement et psychologiquement (Jessica, sous contrôle de Kilgrave, a tué sa femme)…
Toujours plus de Marvel sur nos écrans, mais de cette qualité, on ne s’en lasse pas. Après Daredevil, qui explorait les tréfonds et traumas du plus célèbre des aveugles, homme tout ce qu’il y a de plus respectable dans la vie et justicier masqué dans la nuit, tout en se remettant en cause à chacune de ses actions, on bascule, avec Jessica Jones, dans le franchement (mais délicieusement) ténébreux : Jessica Jones porte toujours les mêmes vêtements, claque la moitié de ses pauvres payes dans du bourbon bas de gamme, ne se remet jamais en question, ne porte attention qu’à deux personnes (Jeri Hogarth, l’avocate qui lui donne occasionnellement du boulot, et Trish Walker, animatrice à succès, soeur adoptive, et pourvoyeuse d’argent en urgence), vit dans un immeuble miteux, dans un appartement qui paie les pots (ou plutôt les vitres) cassés de sa colère sans que ca ne l’inquiète plus que ca… Et si Jessica Jones est belle (grâce au charme de Krysten Ritter, qui s’est plus que brillamment bien approprié le rôle pour rendre le personnage passionnant), Jessica Jones ne s’en laisse pas compter (c’est la petite touche féministe parfaite de la série) et n’a peur de rien, elle non plus, pouvant compter sur une super-force un peu usée mais toujours d’actualité. Alors quand le beau, grand, et indestructible Luke Cage arrive, imaginez les bouleversements (demandez au lit dans lequel ils ont couché)
Car Jessica Jones n’est pas tant, finalement, une série de super-héros qu’une série sur la vision qu’on peut avoir du super-héroïsme. Si Marvel avait voulu vraiment faire une série de super-héros, ils nous auraient déjà sorti les X-Men ou aurait décliné les 4 Fantastiques, avec beaucoup d’effets spéciaux et d’images de synthèses ; mais à l’image de Daredevil, Jessica Jones est ce qu’on appelle une « héroïne » par accident : l’un a vu des produits chimiques le rendre aveugle, l’autre a été l’objet de l’expérimentation d’un traitement qui lui a donné une super-force. En outre, Jessica Jones ne peut même plus voler (faculté éthérée depuis qu’elle a abandonné le super-héroïsme), juste faire de gros sauts. Tu parles d’une super-héroïne, la super-force reste quand même le minimum ! Et voilà ce qui va séduire dans cette série : l’idée d’une femme qui veut vivre normalement, courant après cette vie banale qu’elle aurait dû avoir, en se chamaillant avec son frère, plutôt que d’avoir vu toute sa famille mourir dans un accident de voiture et elle se trouver adoptée par la famille Walker. D’ailleurs, à l’inverse de Jessica, Trish, si elle assume totalement son statut de figure populaire (à l’échelle sociétale, bien sûr), cherche à devenir comme sa soeur adoptive, sur le modèle de la cadette (Kilgrave ne se prive pas de l’appeler Patsy pour la rabaisser et lui rappeler qu’elle est surtout une figure de petite fille) et de l’aînée, s’entraînant durement dans sa salle de sport personnelle pour ressembler au moins un peu à Jessica. Celle-ci devient alors, et malgré son clair statut d’anti-héroïne (elle n’a d’ailleurs que faire qu’on la voie utiliser ses pouvoirs : elle ne s’en cache pas, mais n’en fait pas une publicité, dit-elle), un modèle de séduction : pour Luke Cage, qui voit en cette femme le double féminin (tous les deux ayant des pouvoirs) qu’il n’a jamais eu ; pour Trish, un moyen de dépasser enfin la figure de Patsy ; pour Kilgrave, la femme parfaite que son passé de rat de laboratoire de ses parents (et accessoirement sa folie vengeresse) ne lui ont jamais permis. Mais Jessica, elle, ne semble jamais vraiment s’en accommoder : elle repousse Luke du fait qu’elle a tué sa femme Reva ; elle repousse Trish et ses attentions pour seulement profiter de sa voiture et de son argent ; et elle repousse Kilgrave parce qu’il incarne ce passé qui ne passe pas, et parce que Kilgrave est un énorme pervers sociopathe. Et la fin de la saison rebat complètement les cartes de l’héroïsme : Jessica tue Kilgrave, mais elle s’en sort légalement, et son agence devient célèbre. Ainsi qu’elle le dit : est-ce que l’héroïsme n’est pas le fait d’être vue comme une héroïne ? L’héroïsme implique-t-il un mal nécessaire, celui de tuer ? Mais si c’est le cas, où se situent les frontières de l’héroïsme, si même tuer permet d’être adulée ?
Kilgrave, parlons-en. Plus on avance, plus on le découvre, et plus le personnage est fascinant, mais aussi très troublant. Kilgrave est un psychopathe, qui va de demander à un vendeur de se renverser un café sur la figure à dire à Patsy de se coller une balle dans la tête en passant par obliger Jessica à lui envoyer des photos d’elle tous les jours. Certes. Mais s’il n’était que cela, il n’aurait rien d’intéressant. Un énorme point fort de cette série, outre le fait d’avoir casté un David Tennant excellentissime pour l’incarner, réside dans la manière dont sa figure antagoniste va complètement brouiller les repères, transformant un petit quartier tout ce qu’il y a de plus banal en un guet-apens permanent pour Jessica et son entourage. L’ombre de Kilgrave va en permanence planer sur Hell’s Kitchen afin de créer (sans avoir besoin comme les Avengers de raser la ville) une panique géolocalisée rendant l’atmosphère encore plus étouffante puisqu’on ne sait jamais si son voisin est victime du bad guy ou pas (de la même manière que Descartes disait qu’en se penchant à sa fenêtre, en se basant sur les chapeaux des passants, on ne pouvait pas savoir qui est véritablement humain, androïde, robot). Mais le plus troublant est certainement la motivation de Kilgrave : l’affection, qui se transformera en criminalité passionnelle qui causera sa perte. Le problème de Kilgrave est son clair manque d’attention paternelle, puisque, le découvre-t-on, il est lui aussi le fruit d’une expérience scientifique lui ayant octroyé ses pouvoirs, pouvoirs qu’il ne comprend pas et qui l’ont conduit à la folie qui est la sienne. La bonne idée dans le choix de David Tennant est son statut de Britannique impeccable, propre sur lui, et (surtout pour ceux l’ayant vu en Docteur) sa belle gueule qui nous pousseraient à lui faire confiance les yeux fermés. On en oublierait presque que d’une pensée, il peut vous plier à sa volonté. Après tout, comme l’a dit Jeph Loeb : « Kilgrave ne se trouve pas si horrible que ca »…
Sous ses traits, Kilgrave, convaincu de son bon droit, n’aura de cesse d’être à la fois père, mère, et mari : cherchant à choyer Jessica comme les parents qu’ils n’ont tous deux jamais eus (il pousse même le vice jusqu’à racheter la maison d’enfance de Jessica !), mais cherchant surtout à provoquer de l’amour pour lui en elle, et cela avec tant de conviction dans la voix qu’on l’en croirait presque ! Tennant a cette géniale capacité à faire transparaître le gamin traumatisé dans son interprétation, un enfant apeuré qui s’est tellement habitué à soumettre les gens à sa volonté qu’il ne distingue plus le bien et le mal, la volonté et la coercition. Et l’autre avantage de sa belle gueule, c’est que, par les refus constants d’une Jessica révulsée, cette belle gueule peut très vite se faner pour devenir terriblement effrayante, tel un enfant piquant une crise. Kilgrave ne se pense pas méchant, mais « simplement » floué dans ses intérêts qu’il juge bons Dès lors, comme Wilson Fisk avant lui (qui cherchait à être un héros sans y arriver et surtout poussé à bout par Matt Murdock), il devient un véritable sociopathe faisant passer Sherlock pour un enfant de coeur. Le combat à deux niveaux, celui de Jessica pour le contrôle de sa vie et contre le contrôle de Kilgrave, et celui de Kilgrave pour le contrôle des émotions autour de lui, entre deux personnalités écorchées par leur destin, cherchant à échapper à toute détermination dans une quête personnelle à la fois vengeresse, sentimentale, et d’accomplissement de soi, fait office de match de boxe mental rendant la série terriblement addictive. Mais le plus séduisant, c’est certainement qu’il n’y a ni morale, ni vainqueur : Kilgrave est tué par Jessica, comme une fin, un mal nécessaire rendant tout statut caduc, et tout ce qui faisait normalité autour est brouillé, puisque la loi est complètement bafouée par l’idée de contrôle mental, non prouvable et non prouvé. Tout espoir de justice (pourtant classique des super-héros) voit sa tête coupée, puisque jamais Hope (qui signifie espoir, comme un symbole) n’obtient cette justice et en arrive à se suicider pour qu’enfin Jessica, quand il n’y a plus d’espoir, soit libérée et « autorisée » à tous les moyens pour arrêter Kilgrave, responsable de la situation de Hope. Comme Daredevil, et dans un monde télévisuel où Game of Thrones est devenu la référence en terme de traumatisme, Jessica Jones ne s’en sort pas indemne, et c’est très bien comme ca.
Le gros atout de cette série, et qui se voyait déjà dans Daredevil, est le traitement des personnages (d’ailleurs, coucou Claire Temple, qui vient pour le dernier épisode donner en deux minutes espoir d’un caméo de Charlie Cox et frustration dans la foulée), et comment ils interagissent dans ce monde qui a vu les aliens et les Avengers, et qui tient dès lors à sa tranquillité et sa sécurité. Car au-delà de l’affrontement, Kilgrave et Jessica semblent oublier (ou en tout cas s’en foutre vu leur attitude) le monde autour d’eux, qui en bave : Luke, Trish, bien sûr, mais aussi les voisins de Jessica. Malcolm, d’une part, qui connaît une belle évolution puisqu’il va évoluer d’une figure a priori anodine en passeur, entre le monde de Jessica et le monde « humain » et va incarner, à la tête d’un groupe de soutien, cette société déboussolée par l’arrivée de l’anormal dans le normal. Son rôle se forme en contrepoids de celui des jumeaux Ruben et Robyn, l’un incarnant la naïveté, la candeur, comme souvent sanctionnée par la mort ; l’autre se plaçant en symbole de cette société évoquée plus haut, celle qui méprise Jessica qui n’est pas comme eux et pervertit son frère, mais aussi celle qui voit toutes ses idées violemment brisées par le fait qu’il y ait un véritable mal dehors, celui qu’est Kilgrave, et en fait l’amère expérience par la mort de son frère. Elle est un perpétuel rappel de l’ancrage humain, trop humain, des événements. Pouvant paraître au début ridicule, le personnage s’affine au fil des épisodes pour devenir une très belle réussite, bien aidé par la performance de Colby Minifie, intense mais suffisamment éclectique dans ses apparitions pour marquer. Quant à Jeri Hogarth, son rôle quelque peu intermittent d’utilité de Jessica (bien que tout à fait bien interprété par Carrie-Ann « Trinity » Moss), malgré un charme magnétique certain, est surtout réduit à la symbolique, seule chose moins enthousiasmante de la série. Enfin, la série se paie même le luxe d’intégrer sans que ca ne fasse tache un petit teasing de Luke Cage (très présent dans la saison et quasiment à l’origine de l’antipathie de Jessica pour Kilgrave !), et de sa saison 2, qui sera vraisemblablement consacrée à l’affrontement avec Nuke, dont a pu voir un aperçu des capacités au travers de Will Simpson, qui disparaît après s’être fait botter le cul par Jessica et Trish. En parlant de Trish, peut-être verra-t-on aussi naître dans la saison 2 Hellcat… Un spectacle total, donc, qui se permet même des moments comiques, allant jusqu’à se moquer d’elle-même quand Jessica se moque de son meilleur ennemi, désacralisant le nom de Kilgrave, montrant aussi par là le statut désacralisé du héros et du méchant jusque dans les noms, l’une évitant de s’en faire un, l’autre cherchant à s’en faire un.
Après l’excellente surprise que constituait Daredevil, Jessica Jones ajoute une seconde couche de jouissance sérielle à notre actif. Il nous tarde de voir la saison 2, mais on pourra toujours se consoler avec Daredevil, qui revient dans quelques semaines…
Super article. Juste une remarque : dans la série, Kilgrave ne s’appelle pas Zebediah, vu que Kilgrave n’est que son pseudo….
C’est tout à fait vrai ! J’ai gardé le prénom car je le trouvais classe, mais en effet vous avez raison, ça fait partie de ce processus de désacralisation de l’héroïne (dont le nom est celui d’une super héroïne ET nom civil) et du méchant (Kilgrave, ca claque plus que Kevin Thompson) 🙂