The Mule : american (de)connection
Après avoir séduit, puis impressionné, et enfin fatigué son petit monde, Eastwood revient avec The Mule, film à forte senteur testamentaire, au cours duquel il retrouve un certain humanisme et une sobriété étonnante.
Pour écouler leurs stocks, un cartel mexicain cherche des mules, transporteurs insoupçonnables et indétectables sur les routes. Earl Stone, 90 ans, sans peur et sans reproche, figure de sa petite ville bien qu’éloigné de sa famille, en est le parfait acteur. Seulement, ce qui était au départ une nécessité se transforme en un choix, voir en une obligation…Avertissement SPOILERS : cette analyse révèle certains des éléments d’intrigue de The Mule. Il peut donc être recommandé, pour garder l’expérience de découverte intacte, d’attendre d’avoir vu le film pour la lire.
Il est étonnant de voir comme une carrière peut évoluer, se transformer, prenant les détours les plus absurdes et insolites jusqu’à revenir à une forme de plénitude, de doux repos. Clint Eastwood, de cowboy taciturne à grabataire trumpiste, est le parfait exemple de ce cas de figure, et ce n’est pas The Mule qui contredira cette capacité d’évolution : par le biais de ce dernier flm, le cowboy range enfin ses armes et signe un beau témoignage de vie, presque sous forme de mea culpa, sous couvert d’adaptation d’une histoire vraie à laquelle, comme tout grand réalisateur, il sait tirer les vers du nez pour en faire un conte paradoxalement aussi intime et personnel qu’universel.
Le quasi-autoportrait peint par Eastwood qui, fidèle à son habitude, assume le premier rôle de son film tout en le dirigeant, est en ce sens d’un recul étonnant et d’une grande sévérité. Aimé de tous, obsédé par ses fleurs, le personnage qu’il incarne fait passer sa famille au dernier plan depuis toujours, pour se rendre compte au dernier moment de la vacuité de ses choix et de son comportement. En ce sens, l’évolution psychologique de ce personnage est assez fascinante, passant d’une recherche désespérée de résurrection du passé (quand il use, par exemple, de l’argent de ses transports pour racheter sa maison branlante, puis renflouer un vieux bar) à une acceptation que ce passé est bien dernière lui, et que c’est son action présente qui le déterminera, notamment, aux yeux de sa femme mourante. Stone passe dans ces moments-là pour le miroir d’Eastwood, auquel bien des excès auront été reprochés, et qui semble aujourd’hui remettre en cause ses perspectives par le biais de ce message qu’il adresse à ses spectateurs, refusant la nostalgie, voir admettre par le dernier plan du film qu’il est possible de reconstruire son petit monde à l’intérieur du cadre qu’on juge hostile.
The Mule, compte tenu ou non des précédents films d’Eastwood, s’offre le luxe de la complexité sans pour autant éviter une bienvenue sobriété. La réalisation n’est pas aussi clinquante que celle d’un Jersey Boys, et le propos n’est pas aussi limité et caricatural qu’on aurait pu le craindre. Mieux encore, malgré certaines provocations limitées en nombre bien qu’aisément identifiables (Eastwood semble se complaire à faire dire à son personnage, dont c’est le rôle, des poncifs sexistes et racistes d’un autre âge face caméra, comme s’il jouissait d’un droit qui lui serait accordé en ce sens), le réalisateur si turbulent semble ici en paix avec lui-même, et s’autorise un cadre dépouillé et classique, qui se marie remarquablement bien avec cette histoire certes surprenante, mais résolument intemporelle.
Dépeignant la réconciliation de relations familiales difficiles, reniant l’individualisme qu’on connaissait à son créateur, The Mule pourrait presque se débarrasser de son faux sujet, celui d’une enquête policière pour débusquer le cartel en cause. Plus le film avance, moins on s’intéresse à cette enquête, tant le propos véritable touche par son universalité. Eastwood brille dans le rôle de Stone, se filme sans complaisance mais avec une conscience tangible de sa propre fragilité, avec un recul comme on ne lui en a sans doute jamais vraiment connu. Sans doute n’est-il jamais aussi émouvant que lorsqu’il se rend compte de ses failles, lorsqu’il dépeint la naïveté de ce vieil homme qui, durant une bonne partie du film, ne sait même pas ce qu’il lui est demandé de transporter malgré les évidents indices qui lui sont laissés par ses employeurs. Toute binarité est par ailleurs évitée dans le film, qui s’offre même (un comble !) un moment de bravoure lorsqu’il dépeint des policiers ridiculisés par leur erreur, lors d’un contrôle au faciès. Du haut de ses 90 ans, Eastwood sait encore étonner dans sa peinture sans cesse renouvelée de lui-même, ainsi que du monde qui l’entoure.
Parler de film testamentaire est sans doute prématuré, mais reste que The Mule est assurément l’un des films les plus profonds, lucides et réussis de la carrière de Clint Eastwood