Noé : Aronofsky floode son Monde
L’Arche de Noé est remise au goût du jour dès demain en salles, avec un Aronofsky qui plaque un commentaire bien contemporain sur une histoire antédiluvienne (et diluvienne). Arrive-t-il à se sortir d’un Déluge symbolique qui pourrait entraver ses intentions? Critique.
Seuls ceux qui ont suivi de très loin la carrière de Darren Aronofsky seront surpris qu’il soit aux commandes d’un film à gros budget, et pour tous publics de plus de 100 millions de dollars. Après tout, « The Fountain » était envisagé comme un gros budget avec Brad Pitt jusqu’à ce qu’il trouve un moyen d’en tourner une version plus modeste mais toute aussi évocatrice, sans compter ses travaux sur des films Batman et Wolverine qui n’ont jamais vu le jour, pour des raisons diverses. Et la vision de « Noé » confirme que les thèmes de l’aliénation et de conflits dans la cellule familiale seront repris à travers ce mythe.
« Noé » est un film de Terre, et de terres capturées par le directeur de la photographie Matthew Libatique : de soufre, verte, escarpée, c’est d’abord un message environnementaliste où il ne faut pas chercher bien loin les problématiques de raréfaction des ressources, de surexploitation industrielle, de guerres civiles, de réfugiés climatiques actuels. Une plante poussant vitesse grand V est le premier signe annonciateur du tabula rasa divin. Aronofsky ne fait pas pour autant de son film un brulôt pro-écologiste mais se contente de dégager ce propos à travers une myriade de séquences qui s’enchaînent selon les tableaux. L’approche « roots » du film, avec une arche en bois construite en décor pratique et véritablement submergée, appuie le propos d’une nature qui est véritablement le dernier recours pour Noé et sa famille. L’ensemble des animaux montrés a été reconstitué virtuellement, ou des maquettes sur le plateau qui ont été animées ensuite pour éviter d’amener des animaux dressés, ce qui n’est pas du goût d’Aronofsky; mais le soin apporté aux effets visuels fait totalement illusion sur la majorité des plans. Contrairement à un Cecil B.DeMille, porter la parole d’Evangile ne se fait pas à n’importe quel prix, et on doute clairement que ce soit l’intention d’Aronofsky.
Beaucoup de travers peuvent se frayer en chemin d’une telle entreprise, y compris le casting de Russell Crowe dont les dernières sorties le montraient assez monolithique. C’est sans compter sur l’atout premier d’Aronofsky : sa direction d’acteurs intransigeante, qui a fait redémarrer il fut un temps la carrière de Mickey Rourke. Son interaction avec Jennifer Connelly en Naameh est brute, crue, terriblement humaine. Sa progression de simple exécutant de la parole divine à un fanatisme et une aliénation qui le portent aux confins de l’irréparable le font rejoindre la galerie de protagonistes d’Aronofsky. C’est bien dans le suivi à l’aveugle de préceptes qu’Aronofsky met un coup de pied dans la fourmillière et peint un portrait qui met un coup de pied dans la fourmillière. Le sacrifice de Noah, qu’il a l’intention d’étendre à ses proches pour rayer l’humanité de la carte une bonne fois pour toutes, est un enjeu central du film. Parabole ou pas, difficile de faire plus noir.
L’alourdissement de « Noé » va avec le territoire : les dialogues par poncifs et certains passages obligés (la colombe) donnent une certaine impression de remplir un cahier des charges et ne pas perdre un public chrétien qui va passer le film au crible. De même, la menace représentée par Ray Winstone en descendant de Caïn a du mal à s’élever au-delà d’une explication élémentaire du concept de corruption humaine. Difficile de ne pas prendre des gros sabots. Aronofsky s’en sort souvent par le visuel, compulsant des épisodes de la Genèse de manière ébouriffante, avec des paysages sans cesse changeants, prenant pleine mesure de son tournage en haute définition. Suivant les séquences, il donne corps à son addition « The Fountain »+Bible. Les personnages secondaires trouvent une place mitigée dans son propos : Anthony Hopkins en Mathusalem est cruellement sous-exploité, n’étant qu’un dernier témoin lumineux pour Naameh et ses enfants Sem et Cham, avant d’être livrés à eux-mêmes et la folie de leur père. Emma Watson est sans doute l’autre personnage du film à avoir un arc digne de ce nom, traversé par des problématiques de fille adoptive et de sacrifice dont elle s’acquitte très bien. Ce qui est moins le cas de Logan Lerman, qui a du mal à laisser une impression, coulé par le charisme de ses parents et le spectaculaire des séquences de Déluge.
« Noé » est sans doute le moins bon des films de Darren Aronofsky, mais n’en reste pas moins une exploration intense, spectaculaire et sans concessions d’un mythe apocalyptique qui a été usé jusqu’à la corde. En utilisant ses talents de metteur en scène visuel et de dramaturge sans concessions, on n’en reste pas moins avec l’impression que quelques gros cordages retiennent encore son Arche cinématographique sur une Terre vouée aux puristes. La musique de Clint Mansell prend souvent des allures pachydermiques, qui sont rattrapés, ça et là, par des compositions souvent lumineuses dans les moments plus intimes. Ce qui engendre une impression d’inégal rarement atteinte dans toute sa carrière. Mais « Noé » n’est pas un coup dans l’eau et vaut un second visionnage et un bon débat conséquent.