Cartel Land : Questions/Réponses avec le réalisateur
Le documentaire Cartel Land, après avoir été présenté au festival de Sundance 2014, arrive chez nous par le biais du Champs Elysées Film Festival. Belle occasion pour nous de vous conseiller ce film passionnant, instructif et dynamique… et de vous retranscrire toute l’interview du réalisateur Matthew Heineman.
Au Mexique, José Mireles est à la tête du mouvement rebelle des Autodéfensas, groupe de protestation contre les Chevaliers du Temple, représentants du plus gros Cartel du pays. En parallèle, c’est Tim Foley, de l’autre côté de la frontière américaine, qui lutte contre l’implantation problématique de ce type de Cartels dans la région de l’Arizona. Journaliste : D’où vous est venue l’idée de ce documentaire, n’étant pas de cette région ? Quelle en a été la genèse?Matthew Heineman : C’est vrai que je ne suis pas, au premier regard ni dans mes habitudes, un reporter de guerre. Il m’est simplement arrivé de lire un article au sujet de la prolifération des Cartels au Mexique dans Rolling Stone. Cela m’a tout simplement fasciné, et je suis allé filmer tout cela, ces hommes de l’ombre qui luttent contre ces Cartels, directement en Arizona. J’ai fait ça 4-5 mois, puis mon père m’a appelé pour me parler de ce qu’il savait d’un de ces groupes, mais qui se défendait de l’autre côté de la frontière américaine : les Autodefensas. Il m’est alors venu l’idée de faire, dans mon film, un parallèle entre ces deux groupes. J : N’aviez vous-pas d’a priori sur le sujet avant de commencer à tourner? Une opinion, à la base, sur la position que défendait ces groupes? Si oui, a-t-elle changé depuis, au cours du tournage ? M.H : Je n’avais pas de vraie opinion sur le sujet, non. Je pense justement que c’est un problème des médias d’aujourd’hui, de la presse écrite ou autre, de toujours vouloir faire tendre le public vers telle ou telle opinion sur tel ou tel sujet. En l’occurrence, j’étais comme une éponge, prêt à absorber tout ce que je pouvais apprendre sur le terrain. J’ai vite réalisé d’ailleurs qu’on ne pouvait raisonner dans ce type de cas en terme de
bons, de méchants, de blanc ou de noir. Quand je tournais, parfois, que j’étais dans un camion avec des personnes, il m’était impossible de savoir si j’étais du bon côté ou du mauvais. Cela m’a beaucoup surpris, je ne m’attendais pas à cela, mais comme l’un de mes mentors l’a très justement dit : si un film, n’importe lequel, est absolument conforme à ce qu’on voulait qu’il soit à la base, alors c’est qu’il est raté quelque part.
J : La construction narrative de votre film se fait en parallèle, entre les deux côtés de la frontière Amérique/Mexique. Il nous est parfois difficile, dans certaines des situations, de voir le rapport entre les deux fils conducteurs. Que pouvez vous nous dire sur la pertinence d’une telle construction narrative ?
M.H : Vous savez, mon film, je le pense, a un seul fil conducteur, un fil rouge si vous voulez : que faire face à la violence? Répondre par la violence? Si on viole ma soeur, ou on tue mon père, comment réagir? Oeil pour oeil, dent pour dent? J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai pensé aux causes que chacun pourrait avoir de prendre les armes. En l’occurrence, les deux groupes sont motivés par le même leitmotiv, à savoir que le Gouvernement les trahit, mais il y a une différence : du côté américain de la frontière, la violence est très théorique, elle relève de la peur de la violence, alors que du côté mexicain elle est bien physique, réelle. Mais ma vraie réflexion a été de me pencher sur l’idée de justicier.
J: Les Cartels, du côté européen du monde, relèvent presque de l’imaginaire, de la fiction. On en entend beaucoup parler, mais dans les films, ou les séries télévisées. Avez vous, si vous me passez l’expression, voulu jouer sur ces codes et leur distinction en face de la réalité?
M.H : Vous savez, j’ai souvent du mal à répondre à ce genre de question, sur ce que je veux faire du spectateur, tout simplement parce que je n’estime pas faire un film pour lui mais bien pour moi-même ! Donc non, je ne pense pas, la réalité est déjà bien assez extraordinaire et inquiétante pour avoir besoin d’y intégrer la fiction. Mais ce que la fiction ne nous dit pas sur cette guerre, c’est que si il y a ces problèmes de Cartels, donc de drogue, c’est bien parce qu’il y a demande de drogue ! Je pense que les USA, mon pays, sont responsables en grande partie de cette guerre, tout en prétendant de manière aveugle la combattre.
J : Avez-vous, en certains points, eu peur pour votre vie ou celle de votre équipe durant le tournage?
M.H : Bien sûr que j’ai eu peur, j’aurais été fou sinon. Le tournage au Mexique surtout était terrifiant, mais je ne prétends pas être le seul à prendre ces risques. Mais le plus terrifiant n’était pas de craindre pour ma vie, mais plutôt certaines interviews que j’ai dû faire, comme celle de la victime qui a vu son mari découpé en morceaux. Son corps était là, mais son âme non, c’était absolument terrible et éprouvant.
J : Le film a-t-il été déjà montré au Mexique ? Quel a été votre financement ?
M.H : Non, il ne sera montré au Mexique qu’en juillet. J’en suis à la fois impatient et excité, vous savez, on a reçu des menaces du gouvernement mexicain à ce sujet. Cela me rend surtout inquiet pour mon équipe restée là bas, je crains pour leur sécurité, pour être honnête je dors peu de la nuit à cause de ce sentiment. Pour le financement, c’est majoritairement Indie Films qui a produit Cartel Land. Mais je ne veux pas vous dire mon budget (rires) !
J : Vous avez été des deux côtés de la guerre durant votre tournage. Est-ce si facile que ça de recueillir de tels témoignages ? Comment parvient-on à une telle immersion ?
M.H : On me pose cette question à chacun de mes documentaires (rires) ! Plus sérieusement, ce genre de monde veut voir son histoire contée, ces personnes qui souffrent veulent être entendues, ne sont jamais écoutées en temps normal. Je sais que moi même je ne supporterais pas d’être ainsi, à la vue de tous. Je pense encore une fois que c’est un problème lié à nos moyens d’infirmation actuels, il y a peu de financement pour les véritables investigations. En général, les « reportages » ne sont tournés que sur deux ou trois jours, c’est absolument insuffisant. Pour revenir au centre du sujet, je pense qu’il est essentiel, pour arriver à recueillir ces interviews, de créer des relations : au centre de tout cela, il y a la confiance. C’est le facteur clé.
AMD