Avril et le monde truqué : science sans conscience n’est que ruine de l’âme
Le 4 novembre sort Avril et le monde truqué, le nouveau film sorti des studios d’animations français. Particularité : l’univers graphique a été dessiné par le célèbre dessinateur Tardi. Alors que l’animation française est à la traîne derrière l’Amérique et le Japon, ce petit nouveau pourrait bien changer la donne…
L’histoire prend place dans un décor uchronique, cher à Tardi et à ses représentations poisseuses, avilies, de misère. En effet, à la veille de la bataille contre la Prusse en 1870, Napoléon III et son maréchal Bazaine meurent dans l’explosion du laboratoire du professeur Franklin, chargé par le souverain de mettre au point une formule d’invulnérabilité pour les soldats. Napoléon IV lui succède, faisant la paix avec la Prusse, et changeant le cours de l’Histoire. Dès lors, des scientifiques commencent à disparaître, et les plus grandes inventions du XXe siècle (le train, l’électricité…) n’ont pas lieu, figeant le monde dans un arriérisme et un obscurantisme très inquiétant. En 1941, sous Napoléon V, Avril Franklin, aidée de son chat parlant Darwin et du jeune gamin des rues Julius, tente de retrouver ses parents, qui font partie des scientifiques disparus…
Ah qu’il est bon de voir que le cinéma d’animation français a encore quelques tours dans son sac ! A l’heure des dominations américaines et japonaises, il se réveille peut-être un peu tard, mais c’est toujours bon à prendre, surtout quand le célèbre Tardi s’est porté garant du projet, ne se contentant pas d’une pauvre nouvelle adaptation d’Adèle Blanc-Sec ou d’une de ses précédentes oeuvres pour mieux proposer un scénario original, une uchronie sur fond de steampunk que n’aurait pas reniée Philip.K.Dick. Car après tout, ce qui fait le charme d’une bonne uchronie, c’est le fait de se retrouver plongés dans un monde où l’aberration historique est bien trop forte pour être vraie, pour nous qui avons pris le train de l’Histoire en marche, mais porte malgré tout des germes de vraisemblable assez flippantes pour nous indiquer qu’il faut se bouger pour qu’une telle situation n’arrive jamais. Ne serait-ce que le titre, indiquant un « monde truqué » signifiant que quelque chose ne va pas et que clairement la mécanique du monde est enrayée, Avril exploite donc à fond cette thématique, au travers d’une course contre mais aussi pour l’Histoire, enrobée dans un récit d’aventures de la meilleure foi du monde. Voilà pour un premier bon point, qui nous permet de nous plonger avec une certaine fascination morbide dans un monde chaotique, où il y a deux Tours Eiffel, des téléphériques en lieu et place des trains et avions, entre autres.
Mais cela n’aurait pas de corps ni d’âme sans la création graphique magnifique de Jacques Tardi, bien connu pour ses univers ancrés dans les deux guerres mondiales et un peu après, et qui peut ainsi, le film se situant dans la première moitié du XXe siècle, explorer un pan parallèle de ses bornes chronologiques habituelles, le tout en restant fidèle à ses habitudes esthétiques. Tardi nous dépeint un monde sale, gris, où les grains de sable (ou plutôt de suie) ne sont pas seulement dans les rouages des productions arriérées de la France (qui fonctionne à la vapeur sans connaître l’électricité), mais aussi dans les poumons des gens, brûlés intérieurement par toute cette pollution qui les étouffe. Cela, associé à l’animation irréprochable mise en branle par les réalisateurs (à laquelle il faut certes adhérer, le style volontairement irrégulier suggérant une torture des personnages évoluant dans un monde lui-même torturé n’a rien à voir, par exemple, avec le pacifisme d’un film de Miyazaki ou la candeur d’un film Disney), offre une histoire passionnante, où se mêlent action, émotion et comique (grâce notamment à un Philippe Katerine qui s’est bien amusé dans le rôle du chat parlant), dans un juste équilibre, où la magie opère par la rencontre entre l’historique et l’anhistorique, du singulier et du collectif, et qui jusqu’à la fin n’aura de cesse de nous transporter par une habileté scénaristique irréprochable. Et en parlant de Miyazaki, une autre tension qui fait le charme de ce film est que l’on n’a jamais le sentiment qu’Avril tombe dans la facilité, celle qui consisterait à un honteux plagiat disneyisant de grands classiques destinés à offrir quelque chose de réchauffé au public.
Du reste, et on le voit quand elle enfile une robe rose qui jure avec ce qui l’entoure, le personnage d’Avril, à l’image des soldats écarquillés de « C’était la guerre des tranchées », n’a en lui-même rien de romantique, acculée par les événements et le destin tragique auxquels elle fait face, tandis que Julius est loin d’être un prince charmant. Les deux cachent leur sensibilité et leur moi profond, qui se révèle dans l’adrénaline de l’aventure, derrière une façade de gouaille des rues en forme de résignation face à la société. Si l’on retrouve, notamment, dans l’imaginaire de Tardi une angoisse commune à celle de Miyazaki concernant la société, l’industrialisation dévorante, le film suit par cela son propre bout de chemin, inventant ses propres codes et ses propres fantasmes, jouant comme son titre l’indique sur une dualité constante laissant toujours place au doute dans l’esprit du spectateur (et oui, pourquoi pas deux tours Eiffel ?), celle qui consisterait à dire qu’il y a un ordre du monde, mais que pour autant cet ordre porte en lui les gênes de son anormalité. Laquelle se retrouve dans la concrétisation d’un monde souterrain, où deux varans invulnérables grâce à la potion de leur ancien maître, chose aussi incongrue que fictionnelle, s’apprêtent à punir les humains de leur hubris. Dès lors, pourquoi pas un chat parlant, symbole de cette anomalie sociétale, dont le côté obscur serait ces deux varans ? Critique fine et ciselée de notre société et des dérives que la science et son progrès peuvent apporter, Avril et le monde truqué est loin du petit film de science-fiction/anticipation moyen. Il se permet même, Tardi restant fidèle à Tardi, de rester dans du sujet actuel, remontant aux soixante dernières années, avec la persécution des scientifiques pour qui la science est devenue un danger plutôt qu’une foi, et eux-mêmes, forcés, sont devenus avilis (on renvoie ici au destin d’un personnage qu’on ne révélera pas sous peine de spoil) et toute cette fumée qui s’en dégage faisant quelque peu penser aux fumées de la guerre froide et de sa course perpétuelle aux armements et à la maîtrise totale du progrès en marche à des fins intéressées (pas vrai Napoléon III ?)
Porté par des voix au diapason, de Marion Cotillard donnant vie à une Avril attendrissante de masculinité à Jean Rochefort en papy gâteau qu’on a envie de serrer dans ses bras, en passant par l’hilarant Philippe Katerine en Darwin (rien que le nom est une blague), Bouli Lanners en inspecteur Pizoni tout en cabrioles, et Benoît Brière et Anne Coesens en « méchants » parfaits, Avril et le monde truqué est une pure réussite comme on aimerait en voir plus souvent du côté de chez nous Européens !
Avril et le monde truqué sort le 4 novembre au cinéma. A cette occasion, une projection publique en présence de l’équipe du film (notamment les deux réalisateurs) est organisée dans la mythique salle du Studio des Ursulines. N’y manquez pas !