Alice De l’Autre Côté du Miroir : Voyage ludique par delà les certitudes
Six ans après le fantasque « Alice au Pays des Merveilles » Burtonien, c’est au tour de James Bobin de prendre la barre du Wonder, pour porter à l’écran la suite colorée des aventures d’Alice « De l’Autre Côté du Miroir« , l’occasion de survoler un élément narratif au cœur du second tome de Lewis Carroll : le temps… D’un film graphique, divertissant estampillé Disney Studios.
Marginale et intrépide Alice qui de curieuse petite fille aux cheveux d’or s’est muée en icône de la pop-culture, insurgée, mitaines de dentelle et bas rayés, tour à tour punk victorienne, exploratrice de l’imaginaire Steampunk, refusant les codes du corset et la crinoline. Un pays où l’étrange est norme qui questionne un monde trivial engoncé dans ses conventions où la rêverie est une aliénation, il n’en fallait pas plus à Tim Burton pour accepter de prêter son génie et son talent de conteur gothique au projet d’adaptation de l’œuvre diptyque de Lewis Carroll au cinéma, quitte à collaborer une nouvelle fois avec Disney.
Pour cette suite orchestrée par James Bobin, réalisateur des « Muppets », un seul conseil aux détracteurs de la fantaisie Disney explosive et exacerbée, passez votre chemin ! Car c’est l’œil happé par un véritable tourbillon d’effets spéciaux -qui s’avéreraient n’être qu’une chaîne redondante de tempêtes synthétiques de couleurs et de matière 3D, sans les mélodies entraînantes de Monsieur Danny Elfman, compositeur du Fantastique/Merveilleux par excellence, innovant avec brio dans la réécriture de ses thèmes qui rythmaient déjà le précédent volet des aventures d’ « Alice au Pays des Merveilles »- que nous passons De L’Autre côté du Miroir en compagnie d’Alice (Mia Wasikowska, continue de s’imposer avec une interprétation toujours aussi juste que sensible), qui à peine revenue d’un tour du monde, se voit contrainte de renoncer à sa liberté et au navire de son défunt père, symbole de son évasion loin des mondanités bourgeoises qui la muselaient.
De retour au Pays des Merveilles après une nouvelle chute, malgré la clarté qui règne désormais sur plaines enchantées du royaume de la Reine Blanche, Alice apprend que son ami le Chapelier fou est reclus, en proie au souvenir de ses parents réveillé par la soudaine trouvaille de son premier chapeau dans la terre battue qui recouvre les cendres du village où il vivait autrefois avec sa famille anéantie par le Jabberwocky. Persuadé que les siens ont survécu, il demande l’aide d’Alice, la vraie, l’unique, pour partir à leur recherche, envers et contre toutes les convictions de leurs amis. Pour tenter d’arracher le Chapelier à son obsession, Alice doit emprunter la Chronosphère au Temps, qui lui ouvrira les portes du passé afin qu’elle puisse éviter la mort de ses parents. Commence alors une course contre le Temps, défier ses aiguilles pour le remonter et changer le cours des événements….
Si Lewis Carroll a toujours refusé de se prêter à l’analyse de ses propres textes qui relèvent tout de même davantage que du simple exercice de style, d’autres se sont appliqués à le faire pour lui, en reprenant des éléments clés, comme les surréalistes et autres amoureux du Non-Sens, du jeu de piste symbolique et des contrées fabuleuses peuplées de créatures chimériques croqués dans les célèbres illustrations de John Tenniel. C’est le cas des films commandés par Disney qui réécrivent littéralement l’intrigue de Carroll pour le cinéma à défaut d’en restituer toute la complexité. Rappelons qu’ « Alice, De l’Autre côté du miroir, et ce qu’elle y trouva« , suite des aventures de la fameuse petite fille à nouveau plongée dans une rêverie féerique –matière première des ballets romantiques slaves- et inquiétante par le biais d’un miroir, symbole mystique et baroque de l’illusion par excellence, applique le principe du reflet jusque dans le monde où atterri Alice, un univers où le temps et l’espace se trouvent inversés. Ce qui donne lieu à de nombreuses ironies; il faut faire le contraire de ce qu’on pense pour parvenir à son but, manger pour boire, courir pour rester sur place…. etc. De ce jeu philosophique de miroir, Disney ne retient que l’essentiel, celle du temps et sa valeur sémantique.
Force est de constater que le miroir n’est ici qu’un simple passage au même titre que le terrier du lapin blanc, qui ne perturbe en rien l’espace et encore moins la notion de temps. Dans un soucis de simplification de l’intrigue, les scénaristes ont jugé bon d’axer ce nouveau volet des aventures d’Alice sur le temps, effleurant le Non-Sens de quelques références aux expressions populaires fondées sur le temps et occultant malheureusement les jeux linguistiques et les calembours si chers à Carroll -exception faite pour l’expression « plussoyance » qui fait son retour. A défaut d’être renversé, le temps n’est ici présent que sous sa dimension allégorique -personnifié par Sacha Baron Cohen qui livre ici une performance correcte sans transcender- et n’est évoqué que par le prisme de sa représentation commune et culturelle : la mécanique crantée qui alimente l’esthétique Steampunk du film, le surnom « Tic Tac » donné au Temps et les expressions qui convoquent le temps, prétextes pour ponctuer les dialogues de quelques gags qui sans être hilarants donnent à sourire « de temps à autre »; « Le temps c’est de l’argent », « A contre-temps » ou encore « On ne remporte pas une course contre le temps ».
Mais si le film de Bobin ne s’embarrasse pas de jeux sur les lois de la physique en bouleversant le sens de l’orientation et les repères temporels, il propose une réflexion d’ordre générale sur l’essence sociale du temps, qui n’en est pas moins pédagogique : ce qu’il représente pour chacun. A savoir des souvenirs, l’écoulement d’une vie, des moments qui caractérisent et définissent l’existence. Le temps n’est pas qu’une simple suite d’événements, il est aussi un ensemble de choix, des liens de cause à effet entre les personnages qui ont un impact sur leur personnalité et le cours du monde.
Contrairement à la frontière fantastique entre le réel et l’imaginaire -qui suppose le doute entre le rationnel et l’irrationnel- clairement explicite chez Carroll et dans le dessin animé signé par Walt Disney en 1951, le second film joue davantage sur la dualité du monde onirique et de la réalité, ne montrant jamais Alice s’assoupir, questionnant sa santé mentale en l’éveillant brutalement dans un hôpital psychiatrique, et montrant le papillon Absolem (dernière apparition du regretté Alan Rickman) guider Alice du monde commun jusqu’au Pays des Merveilles. « Qui peut dire où commence l’un et s’arrête l’autre ? » nous soumet un Johnny Depp adhérant à son personnage de Chapelier dépressif, mal en point, bouffi par ses excès, venant appuyer le fait que la frontière entre le monde de la raison et celui de l’évasion n’est que relative.
Le film de Tim Burton insistait déjà sur l’introspection d’Alice : Qui est-elle réellement ? Elle finit par accepter le rêve et en fait sa réalité pour relever le défi qui lui permettra de s’accomplir et assumer publiquement ses choix de vie. « De l’autre côté du miroir » développe ce rapport du rêve au réel, en restituant la portée initiatique du voyage d’Alice dans les méandres du temps, l’amenant à questionner sa propre volonté de vouloir changer le passé à tous prix, quitte à faire disparaître le présent et anéantir tout avenir. Ce qui à l’instar du livre, fait évoluer le personnage d’Alice à l’issue de son périple. Si la jeune femme pensait pouvoir sauver son ami en empêchant les catastrophes qui ont provoqué la disparition de sa famille et le malheur du royaume, elle découvre avec fatalité que le passé ne peut être modifié. Le temps n’est autre qu’un prétexte pour enseigner qu’à défaut d’avoir l’ambition de modifier le passé, fût-ce pour de bonnes intentions, il faut savoir l’accepter, vivre avec ses conséquences et agir dans le présent pour bâtir l’avenir, en apprenant de ses erreurs. Ce qu’apprend Alice par elle-même en allant au bout de sa quête avant de se rendre compte qu’elle poursuit le mauvais but. C’est sur ce point que le film démasque une part essentielle du jeu narratif de Lewis Carroll ; pour qu’Alice parvienne à sauver le Chapelier, il faut d’abord qu’elle fasse fausse route. L’illusion de la certitude précède la révélation du réel, ce qui rejoint le principe de l’inversion dans l’œuvre mère. De même que voyager dans le passé permet à Alice de connaître l’évolution de personnages clés et en reconstituant les pièces du puzzle, de découvrir l’envers du décor du Pays des Merveilles qu’elle explorait dans le précédent film. Une autre potentielle métaphore scénaristique du miroir et de l’image inversée.
Derrière le folklore Hollywoodien se cache donc un blockbuster d’animation raisonnablement plaisant, porté par le trio Wasikowska/Depp/Bonham Carter. La cohérence de la vision offerte au spectateur avec les illustrations et les références artistiques du livre exhale au travers des costumes d’influence orientaliste ou de la plussoyance d’une forteresse néo-gothique futuriste. Moins obscur que le Pays des Merveilles hanté par la Reine Rouge, affranchis du motif visuel de la spirale Burtonienne, le très pictural « Alice, De l’autre côté du Miroir » ne dénature pas la désormais franchise Alice et s’inscrit en digne suite du premier volet (on devine les directives de Tim Burton qui en tant que producteur veille néanmoins sur la continuité de sa création), comme un bon divertissement made in Disney (de très loin la meilleure réécriture des studios) à mi-chemin entre animation et réalisme. Mais pas que.
Si toutefois il évite avec soin la difficulté d’une adaptation plus fidèle à l’esprit de Lewis Carroll -Ce qui aurait été intéressant à voir- le film offre un condensé simplifié et ludique de l’œuvre qui est loin d’être désuet et suffit à nous faire passer on bon moment. Ce qui est déjà beaucoup.