120 Battements par Minute : de l’individuel au collectif
L’histoire d’Act Up est en Robin Campillo comme un fardeau. Si le cinéaste a vécu ce combat de l’intérieur, puisqu’il a rejoint le groupe en avril 1992, il a attendu 25 ans pour le porter à l’écran.
Pan encore méconnu de l’histoire française, comme si son souvenir dérangeait encore, Act Up est avant tout le récit d’une guerre. Guerre contre l’indifférence, contre la maladie, contre la mort. Guerre refoulée, donc, dans la mémoire de Campillo pendant des années. En cela, ses Revenants, premier long-métrage anxiogène où des morts quittent les cimetières pour réintégrer les villes, pourrait apparaître comme une volonté de retranscrire la violence de ce combat d’une autre manière, de faire sortir indirectement ce qui a été refoulé à travers le genre horrifique. Son deuxième film, Eastern Boys, a été tourné comme une réponse au puritanisme de la Manif Pour Tous, reflet d’une France rétrograde qui n’a rien appris de son passé. Campillo amorçait ainsi un autre pas vers la contestation courageuse d’Act Up, son militantisme de jadis et le Gay Spirit.
C’est finalement avec 120 Battements par Minute que le réalisateur français se résout à transposer ce combat à l’écran. Avec ce film, totalement fictionnel selon lui, Campillo souhaite confronter ce passé à la jeune génération. Jeune génération de Français, d’abord, qui ne connaît rien de cette partie de son histoire ; jeune génération d’acteurs, aussi, tout droit débarqués de chez Bertrand Bonello ou Rebecca Zlotowski et qui apportent un vent de fraîcheur à ce récit haut en couleurs. On remarque aussi une volonté de retrouver la verve de ces années Act Up, de reconstruire une pensée, un langage, un discours. Volonté qui se ressent dès le début du film. La première scène d’AG dure ainsi plus de dix minutes, sans aucune longueur tant le rythme est soutenu. Les répliques fusent, chaque personnage possède sa propre voix, sa propre intonation. Une sorte de symphonie semble se créer, symphonie de douleur et d’action. On comprend tout de suite les motivations de ces militants éphémères qui utilisent les mots pour rendre leur quotidien plus supportable, moins injuste, rien qu’un soir par semaine.
Mais cette reconstitution d’un langage ne rime pas forcément avec mimétisme historique. Car Campillo n’hésite pas à déconstruire son récit. Ainsi, la reconstitution de ce fameux soir de juin où les militants se sont couchés dans la rue, événement fondateur d’Act Up, est repoussée à la fin du film. De même, les scènes d’AG sont parfois intercalées avec celles des actions militantes, permettant de mettre à distance ces actes et les questionner grâce au débat.
120 Battements par Minute est donc bien plus qu’une simple énumération de faits historiques : il présente également un point de vue novateur sur Act Up, transformant cette lutte en objet cinématographique. Point de vue également multiple, car Campillo filme Act Up comme un carrefour.
Carrefour entre différents personnages, d’abord. L’histoire entremêle Sophie (Adèle Haenel, comme toujours stupéfiante de justesse), militante mesurée et réfléchie qui sait faire preuve de retenue comme d’altruisme, à Thibault (Antoine Reinarz), le meneur de jeu qui anime les AG avec hardiesse, quitte à parfois se confronter à la contestation. Mais c’est surtout Sean, incarné par le magnétique Nahuel Pérez Biscayart, qui marque et interpelle par sa fureur de vivre doublée d’une grande sensibilité. La chétivité de son corps s’oppose à l’énergie et la force de ses prises de parole, et la caméra semble magnétisée tandis qu’elle le suit, furieux et presque démembré par la colère, dans les couloirs du laboratoire Melton Pharm. Et enfin, au milieu de cette galerie de militants chevronnés, on trouve Nathan (Arnaud Valois), dont la personnalité va se construire peu à peu au contact de ce groupe et surtout de Sean. Ce carrefour de visages provoque ainsi un attachement particulier à ce groupe d’outsiders, tant et si bien qu’on a du mal à en privilégier un plutôt qu’un autre. Car en voyant 120 Battements par Minute, ce n’est pas à un personnage que l’on s’attache, mais au groupe tout entier. On ne tombe pas amoureux de Sean ou de Nathan, mais de l’étincelle qui résulte de leur relation, de la collectivité qui naît de cet éventail de personnalités. Ce qui rend aussi ces protagonistes uniques et atypiques, c’est l’absence d’informations sur eux. Le film se contente ainsi de montrer uniquement leur vie militante, puisque c’est à cela que leur existence se résume. « Moi dans la vie je suis séropo, c’est tout », déclare ainsi Sean. Ce parti-pris compare même ces jeunes à des acteurs, comme lors de la toute première scène où ils attendent, silencieux, derrière un rideau. Les lieux de leurs actions apparaissent donc comme un théâtre inextricable, où chacun a l’occasion de jouer sa vie et non de la regarder se dérouler devant ses yeux.
Carrefour aussi de par les émotions. Car au milieu de cette lutte s’entrechoquent différentes sensations, différents sentiments qui eux aussi finissent par créer une homogénéité. Il y a d’abord l’énergie cathartique qui naît du présent, qu’on ressent lors des AG explosives ou dans les scènes en boîte de nuit. L’urgence de l’instant, du carpe diem temporaire, semble s’emparer de ces personnages condamnés et les maintenir dans une vivacité constante bien qu’éphémère.
Puis vient l’angoisse. L’angoisse de la douleur, de l’oubli, de la mort enfin, qui pèse sur le groupe comme une épée de Damoclès dont on a trop peur pour simplement la nommer. « J’ai mal parce que j’ai peur », murmure ainsi Sean à Nathan. Alors, pour remédier à la peur, on se réfugie dans cette bulle qu’est Act Up. Certains scènes sont ainsi très drôles, comme lorsque les membres du groupe se déchirent sur les slogans à adopter pendant la Gay Pride. Moments de légèreté qui agissent comme le calme avant la tempête.
Mais ce qui caractérise le mieux 120 Battements par Minute, c’est son rapport ambivalent au corps, qui peut être sublimé ou pathétique, solitaire ou pluriel. Il apparaît ainsi fragile et précaire lorsqu’il dépérit seul dans une chambre d’hôpital. Mais lorsque ce corps s’entrechoque avec celui des autres, d’abord par la jouissance, mais aussi par la danse, il est cette fois puissant et immortel. Les scènes en boîte de nuit, d’une esthétique irréprochable, magnifient ainsi les personnages en les transformant en ombres mouvantes et chatoyantes. Mais les particules de l’air au-dessus d’eux finissent bientôt par obscurcir l’écran, comme pour symboliser ce bonheur interdit et leur rappeler leur précarité. Cette incarnation plurielle du corps permet ainsi au film de passer de l’individuel au collectif, de la douleur de la solitude à la catharsis du contact humain.
Humains qui finissent aussi par se séparer, se détacher du collectif, comme dans la dernière heure du film où les scènes d’AG deviennent presque inaudibles sous le poids des pensées et de la douleur. Le carrefour des personnalités recule au profit de la solitude de l’être. C’est dans cette ultime partie que 120 Battements par Minute se révèle le plus touchant, dans un intimisme à fleur de peau. C’est aussi là qu’on assiste à l’émergence de Nathan, qui prend les rênes du long-métrage. Taiseux et presque transparent au début du film, le personnage s’y révèle et l’on découvre à quel point le groupe l’a façonné et transformé. Ainsi, dans la dernière scène en boîte de nuit, Campillo filme chaque visage en gros plan, et non plus de simples silhouettes diluées dans la masse. A ces images se superpose le bruit d’un battement de cœur, qui rend ces personnages vivants tout en les condamnant. Et ils nous émeuvent, ces 120 battements. Beaucoup.
Juliette Bégué