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’71 : interview de Yann Demange

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la genèse du film?

Yann Demange : On m’a envoyé le premier jet de ce scénario. J’ai aussitôt accroché à cette histoire, c’était une opportunité pour transcender les particularités des Troubles. Ce qui m’a touché, c’est le caractère universel, et la pertinence avec tellement de conflits actuels : l’Irak, l’Afghanistan… Ce scénario semblait presque contemporain. J’avais quelques réservations, donc j’ai rencontré l’auteur (Gregory Burke), on a proposé une nouvelle mouture, parce que j’avais ma propre version de cette histoire. Je veux dire, la chance nous a souri : le producteur, le scénariste et moi étions en accord sur l’identité visuelle, sonore, l’esprit du film…. On était vraiment d’accord sur plein de choses. On a travaillé à humaniser et diaboliser les personnages en même temps, de travailler avec les nuances de gris et la complexité de leur psychologie, au lieu d’avoir des gentils et des méchants. Et on sent le poids de la responsabilité de traiter de cette époque, récente et douloureuse pour beaucoup de gens. C’était pas quelque chose que l’on peut simplement mettre à profit pour un thriller intéressant. On a écrit cinq moutures du scénario ensemble, j’ai introduit l’idée du frère cadet, et de la thématique que j’aimais beaucoup du foyer, de la recherche d’une tribu, d’une famille, d’un foyer. Le thème des enfants grandissant au coeur du conflit est aussi inclus dans le film. C’est une collaboration.

Justement, ce mix entre action et divertissement et arriver à faire un film excitant, rythmé…

Le scénario fonctionne toujours avec les contraintes du genre. C’est pour ça qu’on a bossé afin de veiller à ne pas prendre la solution de facilité. Les personnages devaient réagir et se comporter comme de vraies personnes. Les héros ne m’intéressent pas : il ne pouvait pas y en avoir dans ce film, on se devait d’être honnêtes. Mais ’71 me rappelait aussi New York 1997 de John Carpenter, que j’adorais quand j’étais gosse ; mais aussi « La Bataille d’Alger », les films de Greengrass, Kathryn Bigelow…

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En quoi John Carpenter vous a influencé sur ce film?

C’est son sens du ton pour filmer les scènes de nuit, et ces gens en fuite dans des lieux très sombres. Cela m’a rappelé ce genre de films nocturnes, qui se passent sur une nuit seulement… Ils prennent des atours mythiques, qui transcendent leur qualité. Des gens méprisent ces films en disant que ce sont des séries B, mais pour moi ce sont des idiots : ces films devraient être mentionnés dans la même phrase que « L’Armée des Ombres ». Cela m’a même fait penser à « Apocalypto », mais à Belfast, des films de poursuite comme « Point Break »… Toutes ces références me sont venues en tête, et ça ne me gêne pas. On a pris soin à ce que le film raconte quelque chose, ait une âme, une raison d’exister. Je dois aussi avoir quelque chose de palpitant, donc je voulais que « ’71 » épouse le point de vue du garçon (Hook). Ton point de vue est le sien, tu es choqué quand il l’est, tu as peur quand il a peur… J’ai essayé de te mettre une claque.

Est-ce qu’il y avait d’autres versions du script?

Les autres moutures ne valent jamais la peine qu’on en parle, parce qu’en fin de compte, seul compte le film fini. Quelquefois je tourne une scène, et rien que ça change la scène suivante. J’ai envoyé à Greg [Burke, le scénariste] la scène en disant : « Je crois que ça a changé un peu, qu’est-ce qu’on va faire? » Et il m’envoie les pages réécrites, c’est des navettes. Le scénario n’est pas un film, ou un plan d’immeuble, c’est une chose évolutive. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut publier. Donc il y a plusieurs moutures, mais on n’en a filmé qu’une.

Est-ce que le cinéma accorde plus de liberté que la télé?

La télévision c’est très intéressant. J’ai vraiment aimé travailler pour la télé, mais faut respecter la différence entre les médiums. En télé, on peut partir sur une tangente pour 10 minutes : ça peut être une histoire de meurtre ou de serial killer, mais on va ajouter une demi-heure où on va parler du flic qui enquête et de sa femme, ou la flic et son mari. « True Detective » a marché parce qu’on a aimé voir les personnages échanger, pas à cause du fil rouge du serial killer. Dans un film, chaque moment d’un film sert à faire avancer son histoire. C’est plus un haiku, où chaque moment doit avoir son importance. Le tout dans un marché saturé, où l’on demande aux gens de se déplacer au cinéma, alors même qu’il n’y a jamais eu autant d’options pour mater quelque chose. Entre 15 et 20 films sortent en France chaque semaine. Je fais en sorte que chacun de mes films soit unique, qu’il mérite sa place parmi eux. C’est un film à voir sur grand écran.

Vous parlez beaucoup de montage. Est-ce que vous avez beaucoup travaillé à faire un montage le plus court possible? Est-ce que la version en salles est la plus courte de cette histoire?

Je travaille avec le même monteur, Chris Wyatt, depuis 9 ans. Pareil avec le directeur de la photographie, le maquilleur, l’opérateur de caméra… Cette équipe m’aide à couper le superflu et me dit : on est pas sûrs qu’on doit avoir ça, quotidiennement. Je monte pendant le tournage, et on a un système où l’on fait des coupes au fur et à mesure du tournage. Le soir, avec le chef opérateur, on est en salle de montage, et on regarde ce qu’on a tourné la journée. Et lorsqu’on tourne le soir, comme sur le film, on allait en salle de montage le lendemain matin. On prend de grosses décisions, pendant qu’on tourne. Chris a carte blanche : je peux passer 3 heures à préparer et tourner un travelling et il l’utilise pas. C’est agaçant, mais après il me montrera le produit fini et je devrai laisser tomber. On a trouvé, tous ensemble, une manière de travailler qui me plaît, très rapide. Ce n’était pas forcément prévu que le film ait un rythme rapide, mais je voulais que chaque moment trouve sa place. Tout est question de rythme, il faut garder la tension présente à tout moment, mais sans que le rythme devienne trop discernable. C’est très musical : il faut savoir quand y aller, quand exploser, etc. Cela prend du temps, entre 18 à 20 semaines pour avoir un montage définitif.

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C’est pareil avec les acteurs? Comment s’est déroulé le casting? 

Le casting a pris du temps. Je savais que je voulais Jack, très tôt, qui a une masculinité de la vieille école qu’on ne voit plus tellement. En grandissant, il voulait devenir footballeur ou rejoindre l’armée, donc il connaissait le personnage. Mais c’est quelqu’un qui connaît la peine. Il se transporte à des endroits en tant qu’acteur, et on y croit. Il a une vulnérabilité. Ce n’est pas son personnage, il est plus quelqu’un de combatif, il a dû se transformer pour le rôle. Ce n’est pas quelqu’un de passif. Pour le reste du casting j’ai eu une merveilleuse directrice de casting qui m’a aidé, Jina Jay. Dans ce film il n’y a pas de seconds rôles, parce que le personnage principal est tellement passif que tout le monde qui est autour de lui est aux commandes de la scène. Donc même si c’est son point de vue, c’est le métronome, et c’est à eux de faire marcher la scène pendant leurs 1 à 2 minutes. Ils doivent tous être de très bons acteurs. On n’a pas pu avoir d’apparitions d’acteurs connus, parce qu’on n’avait pas les moyens et on ne voulait pas déséquilibrer le film. Surtout parce qu’on avait pas les moyens (rires).

Hors Jack O’Connell, aviez-vous déjà travaillé avec ces acteurs à la télé?

Je ne crois pas, ils sont tous nouveaux, mais Jina Jay les connaissait et les avait choisi pour d’autres films irlandais, « Calvary », « The Guard »… Ce sont tous des acteurs irlandais d’excellente facture. Et du côté des enfants, il y a beaucoup d’acteurs dont c’est la première fois.

C’était un challenge de reconstituer l’époque?

J’ai jamais fait quelque chose de pareil, j’ai toujours fait des choses contemporaines. Sauf un film post-apocalyptique de zombies, et le genre apocalyptique est similaire à celui-ci. Mais on ne peut pas improviser. Sur « Dead Set » (série qu’il a réalisé pour Channel 4, ndr), tu peux aller dans la rue et dire : « Je tourne ». Et « Top Boy » était un polar, mais il était plus consacré aux gosses qui grandissaient dans cet environnement. Le défi c’est de tout préparer à l’avance. Tout a un coût, comme partout en production : retirer les images trop modernes etc. On doit choisir ses batailles, là où on doit faire des compromis ou pas.

Le film est très graphique dans sa violence…

Certes, mais lorsqu’elle arrive, elle doit surprendre le public. Je ne voulais pas que vous ayiez une longueur d’avance sur Hook, en temps réel, comme lui. L’extinction de chaque vie dans le film doit compter. On a une responsabilité, ce n’est pas fun.

Si demain, on vous redemande un film d’époque, vous en seriez?

J’ai pas envie de faire le film deux fois, du moins pas consciemment. Mais j’ai pas de plan. Si j’ai un feeling comme ’71, je le fais. Il y a des très bons scripts de films de genre mais qui n’ont aucun propos, donc je ne me sens pas d’y investir des années de ma vie. Si c’est un film de genre, que ça m’emballe, que y a quelque chose à dire avec, je le fais. Dans le secteur du film indépendant, y a pas d’argent. Je cherche des trucs, voir quoi faire après. Que cela soit un film d’époque ou non.

Est-ce que Londres et l’Angleterre, c’est un endroit excitant pour faire des films?

Je crois que la France est plus excitante. Cela dépend, je pense que Jacques Audiard est le plus grand réalisateur actuel dans le monde. Le cinéma coréen a des choses super intéressantes actuellement, tout comme le cinéma indépendant américain, qui aura toujours des choses intéressantes, même dans des années médiocres. J’ai adoré « Whiplash » par exemple. J’aimerais tourner un film en France, plus en Europe…. J’aimerais faire un film à Londres. Je pense que ce serait bizarre de ne pas en faire un : c’est ma ville, j’y ai grandi…. Mais c’est une période prolifique pour le cinéma indé britannique : des films comme « Under The Skin », « Frank », « The Selfish Giant »…. Steve McQueen, Ben Wheatley, tous ces mecs sont intéressants, le réalisateur de « Catch Me Daddy ». Mais c’est une industrie assez précaire, pas vraiment stable. C’est génial que « Under The Skin » existe.

 Le film a eu pas mal de soutien sur les festivals, il a été joué à Toronto, il a reçu le prix du public à Dinard… Est-ce que le circuit des festivals peut aider la carrière du film?

Oui, ça aide. [Cette interview] ça aide. Les films comme ça, comment tu décides parmi 15 à 20 films qui sortent? Un film sur l’Irlande, réalisateur débutant, un acteur que les gens connaissent pas encore… On a besoin de ce soutien, du bouche-à-oreille, et dire qu’on l’aime, qu’on en parle… Comment être en compétition avec des films de studio, que j’apprécie par ailleurs, autrement? Même avec mes séries TV, ça a été le bouche-à-oreille, comme « Dead Set »… Les festivals c’est incroyable, j’étais à New York, Toronto, Telluride…. Je rencontre des réals, Mike Leigh est venu voir mon film à Telluride, on en a discuté, c’est surréaliste. Le film est sorti vendredi dernier (le 10 octobre, ndr), ça commence à prendre, les gens de StudioCanal sont contents.

Est-ce que y a un quartier à Londres qui t’intéresserait?

Pas de quartier en particulier, j’ai fait l’Est avec « Top Boy ». On parlait de « crime thriller », Londres le soir. Je vais en parler avec Greg [Burke]. Y a pas eu depuis « The Long Good Friday », un drame qui capture Londres en tant que personnage, comme Audiard avec Paris. Mais c’est dur de faire une histoire avec Londres. Londres n’a pas été représentée au cinéma comme Paris ou New York, c’est vrai.

Vous avez demandé à David Holmes de faire quelque chose de beaucoup plus épuré, avec des guitares, alors qu’on le connaît surtout pour des scores comme « Ocean’s Eleven »… Comment ça s’est passé de bosser avec David Holmes?

C’est lui qui a demandé à lire le script. Il a adoré et a voulu le faire, donc forcément quand David Holmes te demande s’il peut faire ton film, tu ne dis pas non. Je savais que je voulais le son analogue de l’époque, contrairement à ce qu’il faisait d’habitude. Et pour le thème principal, j’ai demandé quelque chose de plus « soulful », avec une guitare. C’est un peu la même relation qu’entre réals et acteurs : tu dois les laisser prendre des ailes! On a enregistré des percus, et c’était son idée. En fait, on commence le film avec des grosses caisses, et c’était une très bonne idée. J’ai demandé à avoir beaucoup de musique avant qu’on aille sur le plateau, afin que je puisse l’écouter. Donc il a tout écrit avant, et a écrit plus de choses pendant le montage : y a 40% de ce qu’il a écrit au préalable qui est resté. Donc la séquence dans la cité il l’a écrit avant, j’avais besoin de quelque chose qui m’aide à maintenir le rythme. Je savais qu’il fallait que ça ralentisse, et j’ai d’ailleurs tourné cette séquence en premier.

Interview réalisée le 14 octobre lors d’une table ronde, en présence d’autres bloggeurs dont Mathieu Gayet (OnLike) et Allan Blanvillain (L’Info Tout Court).

 

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