Les Quatre Filles du révérend Latimer : émancipation et dépression
Les Quatre Filles du Révérend Latimer, paru aux éditions de l’Archipel au mois de juin, est l’œuvre de Colleen McCullough, auteure des Oiseaux se cachent pour mourir, saga dramatique adaptée de multiples fois, notamment en série télé. Or, le grand public connaît moins ses autres œuvres, à l’instar de celle-ci, qui est la dernière jamais rédigée par son auteur. Son ouvrage démontre bien qu’un écrivain, déjà à l’origine d’un grand succès, est capable de renouveler et d’offrir une autre belle saga, agréable à lire.
L’histoire se déroule en Australie, pays d’origine de Colleen McCullough elle-même, en Nouvelle-Galles-du-sud. Le révérend Latimer est le père de deux jumelles, Edda et Grace, mais leur mère meurt en couches. Il se remarie très vite avec Maude, la gouvernante de son presbytère, et deux autres jumelles voient le jour un an plus tard : Heather et Kitty. Ces deux groupes de jumelles sont donc respectivement demi-sœurs, ce qui est intéressant à découvrir, et ce depuis le début de l’histoire. En lisant le titre de l’œuvre, c’est difficile de ne pas faire le lien avec Les Quatre Filles du Docteur March, avec l’histoire d’une famille unie, et quatre jeunes filles dont le lecteur suivra la vie, les aspirations, et les premières amours. Mais le cadre n’est pas le même. En effet, nous nous situons dans les années 20, et pas à la fin du XIXème siècle, avec corset, chignon et crinoline, mais plutôt coupe à la garçonne, cigarettes et émancipation plus rapide. Nos quatre sœurs ont toutes une personnalité bien différente. Edda, l’aînée, rêve de devenir médecin, et c’est la plus autoritaire et la plus disciplinée. Grace est timorée et sentimentale, Heather est travailleuse, et Kitty est la plus ravissante. Mais leur mère (ou belle-mère) Maude, n’a de cesse de les contrôler, et elles décident de fuir la maison pour suivre des études d’infirmières. C’est là que ça devient le plus intéressant, car nous découvrons l’organisation d’un hôpital en Australie au début du siècle, avec des détails que l’auteur connaît bien elle-même. Née en 1937, elle a suivi des études d’infirmière et de neurophysiologie : elle est donc pleinement dans son élément.
Nos quatre jeunes filles, devenues jeunes femmes, découvrent la misère humaine, elles qui sont toutes issues d’un milieu aisé. Mais elles ne perdent pas courage et restent pleinement solidaires en dépit de tout. La découverte de l’amour se fait différemment en fonction de leur caractère : Edda résiste beaucoup à la tentation car le travail est essentiel dans l’émancipation d’une femme. Une fois mariée et mère, une femme risque de se retrouver sous le joug d’un homme, ce qui risque de mettre à terre toutes ses aspirations ! Grace se marie très vite et devient de ce fait mère au foyer. Kitty reste la plus courtisée car la plus belle, mais elle souffre de cette situation, car personne ne s’intéresse à sa vraie personnalité, sauf ses sœurs. Malheureusement, la Grande Dépression de 1929 balaie tout sur son passage, et nos héroïnes se retrouvent face à des difficultés jamais connues jusqu’alors. Leurs amours en pâtissent également. La deuxième partie est largement plus axée sur le pouvoir, et nous quittons le quotidien des sœurs Latimer, ce qui est bien dommage.
Dès le début du roman, les quatre sœurs se jettent sur un énorme serpent qui est entré par un trou dans le salon de leur belle-mère, qui, hypocritement, a organisé un salon de thé à des amies. J’ai beaucoup aimé cette entrée en matière, directe, sauvage, qui montre que non, les femmes ne sont ni sottes ni aveugles face au « serpent », comme on voulait leur faire croire à l’époque. Cela symbolisait bien leur volonté de trouver leur place face aux hommes (et la symbolique freudienne n’est pas loin). Mais quel gâchis ! L’histoire n’exploite que superficiellement cette idée. En vérité, ce qui m’a gênée dans ce livre, c’est l’aspect cliché de certains éléments. Par exemple, Grace tombe amoureuse d’un commerçant, nommé Bear Olsen, rencontré juste l’espace d’une journée. Il lui demande tout de suite sa main dès le lendemain. Quelle rapidité ! D’accord, nous sommes dans les années 20, mais tout de même, cela cacherait-il quelque chose ? Il voulait peut-être la séduire ? Mais non, il est fou d’elle, est un mari hors pair, et il fait même le ménage. Vraiment ? J’ai trouvé cela totalement improbable, voyant que le côté « roman à l’eau de rose » était un peu poussé ici. Il en est de même pour Edda, qui a pour ami Jack Thurlow, un richissime héritier… qui renonce à son héritage, parce que le pouvoir et l’argent ne l’intéressent pas. Parce que l’argent, on le sait bien, c’est trop superficiel. Sérieusement … ? Comment est-ce possible ? Un tel comportement d’abnégation est trop parfait pour être vrai ! Beaucoup d’hommes sont trop « parfaits » dans ce roman, ce qui peut être agaçant. À l’exception de quelques-uns, ils n’ont aucun défaut. Trop dégoulinant de bons sentiments pour être digeste. C’est également le cas pour les relations qui existent entre les sœurs. Elles se sont toujours bien entendues depuis l’enfance. Là aussi, c’est impossible. Même dans les familles les plus aimantes, les rivalités entre frères et sœurs existent partout. Mais pas là. Pourquoi ? Heureusement qu’au fil des Quatre Filles du révérend Latimer, le vernis craque, et que quelques ressentiments apparaissent derrière cette façade trop parfaite. Au sein même de l’hôpital, les quatre sœurs balancent leurs quatre vérités à certains collègues masculins qui veulent les séduire, et parfois, ce sont leurs supérieurs. Et je n’ai pas pu m’empêcher de me dire qu’elles se seraient probablement fait renvoyer si c’était arrivé en vrai. Cela ne veut pas dire que nous avons affaire à un roman qu’il ne faut pas que certaines choses soient réalistes. Mais mis à part cela, la saga est bien écrite, et le côté Desperate Housewives de l’ambiance, se déroulant en Australie dans les années 20, n’est pas dénué de charme, loin s’en faut.
Colleen McCullough nous a quitté au début de l’année 2015. Elle nous lègue ce dernier roman qui lui ressemble d’une certaine façon, une saga aux accents romanesque très prononcés, certes, avec des hommes-chevaliers-servants qui volent au secours de leur belle, mais n’est-ce pas le but de toute grande saga familiale, faire rêver un tant soit peu ? Vous l’aurez compris, Les Quatre Filles du révérend Latimer s’adresse davantage aux lectrices qu’aux lecteurs, et il peut très bien se savourer cet été, à la plage.