Deux brûle-parfums : contes hongkongais d’Eileen Chang
Deux brûle-parfums d’Eileen Chang paraît aujourd’hui (9 avril) aux éditions Zulma. Subtil, délicat, ciselé… et vénéneux, le style d’Eileen Chang évoque une orchidée déployant lentement ses pétales aguicheurs pour laisser son parfum capiteux caresser les narines, dévoiler son cœur en une œillade mutine… et refermer brusquement le piège tendu sur le narrateur et le lecteur également surpris.
Les deux histoires qui composent le recueil Deux brûle-parfums débutent comme des contes : « Retrouvez chez vous, s’il vous plaît, un vieux brûle-parfum de famille tout constellé de vert-de-gris, allumez-y des copeaux d’aloès et écoutez-moi vous raconter une histoire du Hong-Kong d’avant-guerre… » mais de monde féérique il n’est nullement question. Ce sont les travers de la bonne société hongkongaise qu’Eileen Chang dévoile impitoyablement, dans toute leur cruauté et leur raffinement, à travers Deux brûle-parfums.
Ce diptyque dépeint d’un côté les intrigues d’une jeune fille chinoise entretenue par sa tante qui tente de la déshonorer au-delà de toute rédemption, par le moyen le plus subtil et le plus pervers qui soit : l’amour non partagé. De l’autre, il expose l’échec complet de l’hymen supposé idyllique d’un professeur d’université et une jeune fille de famille irlandaise matriarcale, tous deux issus de la société colonialiste de Hong-Kong. Deux tragédies, deux jeux de dupes dans lesquels les héros comme le lecteur se font prendre ; dans le premier une femme, dans le second un homme, à chaque fois dans le nœud du mariage, summum de l’ironie. La symétrie est parfaite, la maîtrise impeccable, le style ciselé et tranchant comme une dague, étincelant et affûté dans sa peinture des faux-semblants du grand théâtre de la société.
On se fait prendre par Deux brûle-parfums, comme on le serait dans les filets irrésistibles d’un traquenard ; je m’y suis laissée glisser sans peine, et j’en suis sortie avec le sentiment d’avoir arpenté le Hong-Kong colonialiste au gré des descriptions au lyrisme délicat et évocateur de l’auteur, d’avoir inspiré les fumées d’encens capiteux et ployé sous le poids de la prison dorée qui se referme peu à peu sur Wei-Lung, ou de la réprobation sur les épaules de M. Empton.
Deux brûle-parfums est vrai bijou chinois, élégant, laqué, irrésistible, qui tient toutes ses promesses et qu’on pose sur une étagère pour le contempler de temps à autre comme un objet précieux.
Née à Shanghai en 1920, émigrée aux États-Unis où elle prend la nationalité américaine en 1960 et morte à Los Angeles en 1995, Eileen Chang incarne elle-même le produit de la fusion des mondes chinois et anglo-saxons. Largement méconnue en Europe, elle fut l’un des plus grands écrivains chinois de son époque, notamment pour sa peinture du Shanghai des années 40 et de Hong-Kong sous l’occupation japonaise. Elle connut une immense popularité qui contraste de manière criante avec sa vie personnelle, marquée par les déceptions, la tragédie et une solitude grandissante.
« Madame Liang était installée sur une chaise longue, une jambe passée en crochet sur l’accoudoir, sa mule à haut talon, en tressage doré, se balançait au bout de son orteil, menaçant à tout instant de tomber en claquant sur le sol. Elle avait troqué son chapeau pour un turban vert perroquet (…). Sa tante n’avait pas l’air de s’apercevoir de sa présence et semblait dormir, occupée seulement de l’éventail en feuilles de bananier calé sur son visage. »