Amour, colère et folie : voyage au bout de l’horreur sur l’île d’Haïti
Amour, colère et folie est un recueil de nouvelles de Marie Vieux-Chauvet datant de 1968, qui nous plonge dans la dictature de François Duvalier, alias Papa Doc, avec une précision qui ne laisse pas de place à la concession. Les éditions Zulma rééditent cette œuvre en version poche, en librairie à partir du 2 avril prochain.
Amour, colère et folie
n’est pas une trilogie à proprement parler, car les trois histoires ne se suivent pas et sont indépendantes l’une de l’autre. Mais le thème reste le même. Dans les rues d’Haïti, les « hommes en noirs » et « les mendiants armés » envahissent la vie de ses habitants, détruisant tout sur leur passage. Marie Vieux-Chauvet nous entraîne dans les tréfonds sordides de l’île, et le lecteur n’en sort pas indemne. Âmes sensibles s’abstenir.
Tout d’abord, il y a Amour, longue histoire de plus de 200 pages qui nous raconte les péripéties douloureuses de Claire Clamont, vieille fille de 40 ans et héritière de la bourgeoisie haïtienne. Aînée d’une famille de trois sœurs, elle est noire tandis que ses jeunes sœurs, Annette et Félicia, sont deux mulâtresses bien plus jolies qu’elle. Tandis qu’elles sont courtisées de toute part, Claire ronge son frein et se languit du manque d’amour. C’est à ce moment-là que le cruel Calédu, nouveau commandant monté au pouvoir, balaye l’ancien système mis en place. Il tue, viole et torture comme bon lui semble. Claire pose un regard lucide sur ces cruautés quotidiennes, un peu comme une Desperate Housewife coincée dans un enfer sans nom. Elle dissèque et dénonce les faux-semblants de toutes les catégories sociales, des dévotes de son église à la prostituée Violette (qu’elle envie en secret) en passant par les membres de sa propre famille, bien installés dans leur vie, et qui ferment les yeux devant les horreurs perpétrées par Calédu. Dans cette atmosphère étouffante, elle n’a d’yeux que pour Jean Luze, beau Français en pleine révolte et mari de Félicia.
Ensuite, il y a Colère, et cette fois, on monte d’un cran dans la violence. Cette histoire nous présente une famille de propriétaires terriens qui se retrouve expropriée. Le grand-père de la famille porte la colère de l’ancien monde face aux « hommes en noirs » qui plantent des pieux sur ses propres plantations, « crucifiant » d’une certaine manière tout ce qu’il possède. Toute la famille s’en retrouvera détruite. Sa belle-fille, une mulâtresse dont le père était ivrogne, s’oublie dans l’alcool. Mais c’est la petite-fille, Rose, une belle métisse d’une vingtaine d’années, qui se retrouvera sacrifiée dans sa chair pour récupérer les terres. Colère contient certains détails insoutenables sur la barbarie dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Personne n’est idéalisé ni sauvé à travers l’écriture acide de Marie Vieux-Chauvet, qui présente un deuxième récit vitriolé assez proche de Zola, dans sa manière de décrire une famille s’acheminant vers un effritement inévitable.
Enfin, il y a Folie, de loin l’histoire la plus lyrique de ce roman brulôt intraitable de cruauté. René est un jeune poète, mulâtre et affamé, qui s’enferme à double tour chez lui, croyant que les rues sont envahies « de diables noirs ». Même si le lecteur sait très bien de quels diables il s’agit. Pourtant, Marie Vieux-Chauvet n’explique jamais si René est victime d’hallucinations ou non. La vraie folie, elle, est ailleurs. Dans celle du commandant et de ses hommes de main, qui emprisonnent, violent et torturent, dans l’impunité la plus totale. La poésie sera elle-aussi sacrifiée sur l’autel de la dictature ? Et avec la mort de la poésie, c’est toute la civilisation qui disparaît. Les allusions à un monde infernal sont nombreuses dans Folie. René est le fils d’Angélie, et lui-même vit dans la rue de l’Enfer. Une allusion à la rue du Diable Veauvert est également effectuée, comme un écho. Comme pour mieux nous rappeler qu’Haïti n’est plus le paradis qu’il était, ou plutôt, un genre de paradis infernal. Car bien que le recueil soit dur, son auteure n’oublie jamais de décrire la beauté de l’île, ses plantes, ses fruits, les couleurs du ciel, « ses étoiles lointaines et indifférentes ». Mais les hommes, eux, y sont devenus fous.
Ce livre est extraordinaire dans la beauté de son écriture et dans la lucidité très courageuse de ce qu’il dénonce. Papa Doc aurait effectivement lu ce livre et aurait ordonné de le faire disparaître. Marie Vieux-Chauvet, native d’Haïti, a été contrainte à l’exil, avant de mourir d’un cancer à New York en 1973. Se taire est la pire chose pour un écrivain. Et pour tout ce qu’il représente, Amour, colère et folie est à lire absolument. Car les actes de tortures, d’avilissement, ou de viols ont encore lieu dans de nombreux endroits du monde, et ils bénéficient d’un silence insupportable. Un livre coup de poing qui dénonce les dérives de toute dictature. N’ayons pas peur des mots : Amour, colère et folie est aussi indispensable qu’un Candide de Voltaire, détestant l’injustice du monde, hurlant sa révolte, à l’écriture indomptable.