Le Jardin des Sept Crépuscules – Miquel de Palol
Le Jardin des Sept Crépuscules, énorme roman de mille pages et quelques, est en réalité une trilogie, précédemment parue en plusieurs livres chez Zulma, qui a décidé de rééditer le tout début octobre en un seul volume, à l’occasion de la parution du troisième tome – si je ne me trompe pas.
Cela revient à faire un sacrément gros morceau à avaler, et à transbahuter dans son sac. Le récit du Jardin des Sept Crépuscules, dense et touffu, est à l’image du pavé physique : des descriptions, des intrigues aussi fines que les pages du livre, et dont les méandres livrent des relents de fantaisie, de thriller, de grivoiserie… qui finissent par donner son poids de mots au livre. On s’y perd, avec volupté ou avec confusion, au choix.
Le postulat de départ est le suivant : suite à une attaque nucléaire sur Barcelone lançant la Troisième guerre mondiale, le narrateur et quelques personnes de la haute société de Barcelone se réfugient, grâce à son propriétaire, protecteur apparemment désintéressé, à l’Avalon, château isolé dans les montagnes, fortifié et invraisemblablement luxueux. Ils y passent le temps en se racontant des histoires pendant sept jours et sept nuits, qui éclairent peu à peu le lecteur sur les dessous du chaos environnant.
Rapidement, on éprouve un sentiment de malaise et de flou insidieux face au déroulement de ces histoires multiples qui partent de la saga de la banque Mir et de son héritière, Lluisa Cros. La succession des narrateurs, l’imbrication de plusieurs récits les uns dans les autres, comme autant de parenthèses ouvertes jusqu’à ce qu’on ne sache plus laquelle fermer en premier, et les détours interminables des histoires relatées elles mêmes, concourent à créer devant nos yeux de lecteurs un roman très complexe et recherché, à clefs et à intrigues en tiroir, équivalent littéraire des splendeurs, des circonvolutions et des extravagances du château d’Avalon.
Ils créent également une atmosphère de confusion orchestrée, comme si le récit se faisait manipulateur du lecteur. Les mêmes protagonistes réapparaissent, souvent avec des noms d’emprunt, d’histoire en histoire et de narrateur en narrateur, chacun d’entre eux donnant une version différente de la réalité. Et le narrateur premier , en soulignant le regard fourbe ou l’air innocent (et donc présumé faux) de tel ou tel personnage, nous fait également douter des intentions des autres narrateurs.
Cette remise en cause perpétuelle de la sincérité des personnages et de la véracité des histoires nous renvoie, en miroir, à notre propre position de lecteur vis-à-vis du récit, de ce dispositif : à quel personnage, à quel récit prêter foi ? et pourquoi ? Pourquoi les écouter, d’ailleurs, s’ils sont tous biaisés ?
Le Jardin des Sept Crépuscules fonctionne sur le principe de cette mise en miroir et de ce piège de la fiction. Les personnages sont pris dans l’engrenage d’écouter et de raconter des histoires, le lecteur dans celui de les lire toutes. Comme les personnages, le lecteur réalise qu’il est mû par un double ressort : le plaisir d’écouter les histoires et la suspicion à l’égard de leur véracité et des intentions du narrateur, qui le pousse à décortiquer chaque histoire et tenter d’y trouver une cohérence, une véracité à laquelle il veut croire, mais qui ne peut pas exister, puisqu’il s’agit d’une histoire montée de toutes pièces, qu’il a acceptée comme telle, choisi de croire, par une suspension volontaire de son incrédulité comme on l’appelle en narratologie, c’est-à-dire une opération mentale consistant à mettre de côté son scepticisme durant sa lecture du récit fictionnel. Cette opération est essentielle, car sans elle, il est impossible d’entrer dans le récit et de se laisser porter par l’histoire, donc d’entrer dans son univers et d’y prendre du plaisir. Le lecteur est donc pris au piège de son propre statut, inextricablement emmêlé dans les enchâssements du récit, et la volonté de comprendre où va déboucher ce piège, sans en avoir la moindre idée.
Cela aboutit à l’idée que la réalité, notre réalité concrète, notre vie telle que nous la vivons, nos croyances, nos principes, ne serait qu’une question de point de vue, le nôtre, qui serait biaisé car subjectif, et surtout imaginaire ; et qu’elle serait perpétuellement englobée, modifiée, déformée, par l’imaginaire de quelqu’un d’autre dans lequel elle évoluerait tout entière. Ce quelqu’un d’autre pouvant être une personne que nous croisons régulièrement, comme l’un des personnages du livre, ou un démiurge inconnu et aux intentions peut-être douteuses, comme l’auteur du livre. Perspective qui sera réjouissante ou inquiétante aux yeux du lecteur, c’est selon. Le Jardin des Sept Crépuscules a en tout cas le mérite d’être stylistiquement à la hauteur de ses ambitions et de relever le défi qu’il s’est donné : créer un univers qui fera douter le lecteur de sa propre réalité !