Suite, remake, reboot

Joker : un verre de folie à boire (100% spoiler)

Alors que le roi du crime de Gotham a connu quelques adaptations toutes différentes, Todd Philips (Very Bad Trip) fait le choix d’apporter une nouvelle histoire et ossature au personnage, traité quasi-indépendamment de son univers naturel. Hymne aux incels ou portrait d’une descente aux enfers sans retour possible, qu’est vraiment Joker ?

Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) se rêve comédien, mais vit de petits boulots sans lendemain. Arthur Fleck se rêve humoriste, il ne fait rire personne. Arthur Fleck se rêve guéri, il passe son temps à rire. Arthur Fleck se rêve heureux, il ne peut pas l’être. Arthur Fleck se rêve acclamé, il finira Joker.

D’abord mené par Scorsese (et peut-être encore en sous-main?), le projet a fini dans les mains d’un autre « nom » du cinéma auquel les plus critiques diront « non » de suite.

Les déclarations embarrassantes de son réalisateur sur tous sujets de société ne jouent pas en la faveur de Joker, dont beaucoup craignent une irresponsabilité politique par un propos clair au mieux expliquant l’origine des responsables de tuerie de masses, au pire l’excusant. Ce n’est pas la première fois qu’un film est ainsi possédé par celui qui en est à l’origine, on peut par exemple se rappeler de l’appropriation plus directe et plus étouffante encore de Shining par son écrivain Stephen King. Il est toujours difficile, alors, pour une œuvre de se révéler pour ce qu’elle est, s’échappant du giron manipulateur et étouffant de son créateur pour trouver une vraie signification, d’autant plus quand elle-même joue sur toutes les ambiguïtés. C’est, contre nos attentes les plus sérieuses, ce qu’arrive à faire Joker, à savoir s’élever au delà de son origine et offrir un vrai portrait, sans concession ni réelle prétention de propos, d’un monde au bord de la rupture. En somme, un véritable paradoxe, concept d’ailleurs au cœur du propos du film autant qu’à son existence elle-même.

Le parcours présenté d’Arthur Fleck, alias Joker, est en effet loin d’être clairement défini ou expliqué par le film, ce dernier déjouant alors une autre crainte, qui tenait plus au sens dans l’adaptation d’un personnage trouble et dont la force vient justement du mystère. Pourquoi, en effet, raconter l’origine du Joker, dont le manque d’attache ou d’encrage au réel est justement une des raisons d’être depuis sa création ? Pour rien, nous répond le film, et d’ailleurs il ne le fait pas. Si il dresse effectivement le portrait d’un désaxé abandonné par sa société, portant alors comme toile de fond le tableau d’un univers sans telle structure ni conscience de soi, Joker n’est pas pour autant la description d’un cas d’école, ni un vrai récit linéaire sur le personnage d’Arthur Fleck. Tout, en effet, semble potentiellement faux dans cette histoire, autant ce qui est défini par l’intrigue du film comme irréel (la relation du personnage avec sa voisine), que le reste, relatif, en fonction du personnage que l’on décide de croire, à l’origine tantôt semi-bourgeoise tantôt miséreuse du personnage. C’est la grande force inattendue du film : refuser tout simplisme d’intrigue, toute explication facile, tout propos grandiloquent, pour simplement croquer le dessin d’une rupture autant entre classes sociales qu’entre réel et imaginaire. Joaquin Phœnix, en ce sens, est tout ce qu’il y a de plus brillant : sa façon de rire sans sourire, de se mouvoir en dansant, d’accaparer tout plan est proprement sensationnelle, et rend infiniment plus justice à son personnage que les choix de réalisation du film.

C’est en son propos que Joker brille en effet, plus que par sa mise en scène souvent diablement efficace, mais trop de fois surlignante et appuyée. Tout y est assourdissant, fatiguant, comme si Todd Philips n’avait trouvé d’autre moyens pour intéresser son spectateur que de l’étourdir par un univers sonore obsédant et surexposant, au lieu d’au contraire rechercher la subtilité. Confondre insupportable et malsain est un peu le propre du film, qui pour autant regorge de plans sublimes et de passages hypnotisants, dont on ignore la provenance telle au vu du passif du réalisateur. Dire que Joker n’est pas efficace serait mentir, mais dire que sa réalisation est en tout points pertinente et nécessaire serait exagéré. En ressort un véritable paradoxe, d’un film proprement subtil et fascinant en son propos, mais balourd en sa mise en scène, insistant par des effets de montage plusieurs fois sur une même chose, parfois en l’expliquant à outrance. Comme un parallèle, finalement, entre la personnalité rentrée et labyrinthique du personnage, et son apparent grandiloquent et grand guignolesque.

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Pour autant, c’est aussi une des forces du film qu’un autre paradoxe, tenant cette fois à son incursion dans un univers préétabli. Si Philips jure avoir conçu son film comme hors de son médium originel qu’est la bande-dessinée américaine et plus généralement les bases de cette-dernière, force est de constater que l’indépendance de son histoire vis à vis des films récents n’empêche pas Joker de tisser sa propre toile narrative, présentant au fur et à mesure de son intrigue quelques uns des personnages les plus essentiels de l’univers en question, et en particulier la famille Wayne.

Empruntant alors largement ses idées à Burton par un biais toutefois moins direct, le film fait en effet un lien clair entre Arthur Fleck lui-même et Batman, en ce que c’est son éveil criminel et en quelque sorte, bien qu’il s’en défende, politique qui se révèle in fine être à l’origine du choc traumatique du petit Bruce Wayne. Bien plus philosophique et surtout politique qu’ils ne pensent l’être, le personnage comme son film proposent en effet par ce biais la description d’un cercle vicieux de la violence, où les délaissés de tous bords (et parfois ceux qui défendent la « culture du woke », très cher Todd Philips !) se voient souvent ignorés et agresser par une société entière, et ne trouvent parfois d’autres moyens de survivre que la violence. C’est toute l’ambiguïté du film, qui pourra selon la personne être perçu comme heroïsant à outrance, par des ralentis presque inconvenants dont on peine à voir l’intérêt , son personnage principal meurtrier, ou être au contraire identifié comme UNE histoire, et non pas L’histoire inévitable, d’une fracture sociale et de ses conséquences. C’est, in fine, la première interprétation que l’on veut, presque pour se rassurer, privilégier, par la dernière réplique du personnage qui explique que son histoire n’appartient qu’à lui et n’a pas vocation à être partagée.

Certainement fascinant et résolument ambigu, Joker est donc le produit imparfait d’un réalisateur qui semble au fond trop petit pour lui, dont on se plairait presque à croire qu’il y a assez peu touché. Mais il soulève sans aucun doute des questionnements entièrement fascinants, qui n’ont déjà pas manqué d’être un profond sujet de débats, et continueront de l’être. C’est, au fond, le propre d’un film aussi réflexif.

Adrien Myers Delarue

Résidant à Paris, A.M.D est fan de Rob Zombie, de David Lynch et des bons films d'horreurs bien taillés. Sériephile modéré, il est fan de cultes comme X-Files, Lost, ou DrHouse, ou d'actualités comme Daredevil ou Bates Motel.

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