Critiques de films

Ghostland : Poupée sacrifiée et poétique de l’horreur

Ghostland confirme que les films de Pascal Laugier ne sont jamais ce que l’on croit.

Tout son cinéma repose sur une structure en trompe-l’œil : le récit s’articule d’abord en installant doucement son cadre et ses personnages, puis apparaît un « point pivot » qui fait basculer l’intrigue, montrant au spectateur que tout ce qu’il vient de voir n’était peut-être qu’un leurre, ou du moins une manipulation visuelle et narrative. Souvent ce turning point prend la forme d’une révélation sur le point de vue, ce qui amène le spectateur à poser un autre regard sur le focalisateur. C’est par exemple le cas de The Secret, qui se retourne en son milieu en révélant la véritable nature du personnage principal campé par Jessica Biel. La bande-annonce du film ne prenait d’ailleurs en compte que sa première partie pour ne pas en révéler l’intrigue, prouvant donc que le long-métrage comprenait en quelque sorte deux histoires en une.

Dans Martyrs, véritable diamant noir du cinéaste, à la fois éprouvant par son approche nihiliste et fascinant par sa violence jamais complaisante et l’expérience ultime qu’il nous propose, le point pivot est atteint par un passage de relais entre les deux protagonistes Lucie et Anna. Le film superpose ainsi deux regards et deux visions de la même histoire, dualité qui se ressent d’ailleurs dans l’extrême ambition de sa structure : le métrage commence par une revanche glacée et implacable et se termine par une série de tortures physiques, donnant l’impression que le film est monté à l’envers.

Laugier semble donc hanté par la question du point de vue, avec laquelle il joue de manière habile. Son dernier long en date, Ghostland, reprend la même structure que ses prédécesseurs, et poursuit cette réflexion sur le focalisateur à travers le personnage aussi fascinant que troublant qu’est Beth. A l’instar des romans gothiques (on pense à Henry James et Emily Brontë), le spectateur est ici prisonnier de la vision subjective du protagoniste principal et contraint d’accepter sa vision de l’histoire. Néanmoins, cela ne saurait rendre le public passif, puisque Laugier sème un doute perpétuel sur les images qu’il filme. Ghostland n’en est pas moins un film d’épouvante que l’aventure d’une observatrice, qui voit le monde sous le prisme de la fiction. Beth, plus old school et atypique que sa sœur Vera, se réfugie dans la littérature, en particulier les travaux de sa figure tutélaire, H. P Lovecraft, pour affronter le monde qui l’entoure. Un monde d’adultes, faites de responsabilités et de terreur, qu’elle va néanmoins devoir traverser à coups de livres et d’images rapportées. A plusieurs reprises, Beth apparaît comme une figuration du spectateur : alors que sa mère Pauline est aux prises avec l’un de ses agresseurs, un plan la montre recroquevillée dans un coin, en train de regarder, comme si elle enregistrait ces images brutales. De l’autre côté de l’écran, le spectateur fait la même chose, dans une mise en abyme inconsciente. On retrouve cette approche dans Martyrs, qui associe constamment le supplice des victimes à celui du spectateur qui contemple leur calvaire tel un voyeur. L’explicite carton de fin qui rappelle l’étymologie du mot martyr (« témoin ») souligne cette dimension, celle d’un film qui nous regarde autant que nous le regardons.

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C’est ce regard même, en enregistrant sciemment les scènes macabres d’une nuit de cauchemar, qui trace les contours de Ghostland. La forme du film semble épouser la conscience du personnage, de son ça à son sur-moi. Laugier utilise d’abord de façon pertinente le hors-champ pour suggérer le refoulé du personnage : l’arrivée de « l’ogre » qui saisit les deux jeunes filles par les pieds n’est retranscrite que par les hurlements des victimes. Cette figuration de l’inconscient, du contenu pulsionnel rejeté, confère au film une puissance dans l’abstraction. On pourrait presque tenter un parallèle avec  cette citation de Tobe Hopper : « Je ne crois pas en l’utilisation de trop de violence graphique, bien que je l’ai fait. Il vaut mieux être suggestif et permettre au spectateur de remplir les blancs dans son esprit ». Mais lorsque le personnage finit par accepter la réalité et la violence de ces images refusées, la caméra se fait plus directe, comme lorsque Pauline se fait trancher la gorge en full frontal. Le retour dans le cadre s’opère en même temps que le retour à la conscience.  En évoluant constamment dans la tête du personnage principal, Ghostland suit la trajectoire de son œil, qui regarde, refoule puis réutilise pour créer et projeter à son tour ses propres images. Laugier propose ainsi l’histoire d’une transcendance, où la violence est dépassée par la puissance démiurgique de l’imagination, où l’on transfigure la monstruosité par la créativité, où les gouttes de sang se changent en lettres d’encre. Tout cela à travers un déferlement de brutalité, qui pousse le cinéaste à naviguer à travers diverses strates psychologiques.

C’est là que Ghostland se situe dans la continuité de Saint Ange, Martyrs ou The Secret : tous suivent une jeune fille qui devient femme à travers l’expérience du mal et de la violence. Ce « modèle de Carrie » est convoqué dans l’une des premières scènes, quand Beth a ses règles. Il s’agit d’un premier rituel de passage entre l’enfance et l’âge adulte, le tout souligné par une esthétisation de la féminité. Il est donc impossible, contrairement à beaucoup de ses détracteurs, de taxer le cinéma de Pascal Laugier de misogyne, tant chacun de ses films agit comme une déclaration d’amour à l’idéal féminin. Il n’est ainsi pas anodin que l’un des deux antagonistes soit un transsexuel, qui refoulerait sa féminité alors que Beth la découvre.

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Les agresseurs de Ghostland apparaissent d’ailleurs comme un retour primitif au cinéma d’horreur. Les tueurs en série sont ici présentés comme brutaux, sans concession et même dépourvus de nom ou de langage. On est ici plus proche de Vendredi 13 et son Jason que des récits plus modernes où les antagonistes ont tendance à être humanisés : M. Night Shyamalan, dans Split, le dote ainsi d’un passé qui le met (brillamment) en parallèle avec l’héroïne brisée du film. De même, Ben Young construisait son Love Hunters comme une passion qui virait à l’obsession et conduisait les deux êtres à commettre le pire. Dans Ghostland, le dépouillement narratif n’exclue pas les figures antagonistes, brutales et détraquées tels des monstres de slasher. Cette simplification bienvenue est résumée par Beth à la fin du film, lorsqu’elle décrit ses agresseurs comme « un ogre et une sorcière ». Cette épuration des protagonistes agit comme un premier retour au primitif, ce que poursuit le motif des poupées.

Le jouet semble être souvent associé au mal dans les films d’horreur actuels (Annabelle) même s’il renvoie également à l’imaginaire de l’enfance, détenteur des peurs juvéniles que le cinéma de genre a toujours décrit. Mais Pascal Laugier n’hésite pas à retourner ce motif : ses poupées sont cabossées, défigurées, manipulées dans un mimétisme glaçant avec la figure sacrificielle, comme si le film se décrivait lui-même. D’où une habile superposition des poupons aux jeunes filles maquillées de la même façon. Bien plus : les poupées apparaissent comme le dernier contrepoint avant l’horreur, puisque l’ogre les aligne contre le mur et les utilise une par une, jusqu’à ne plus faire la différence entre le vivant et l’inanimé. Au lieu d’être le vecteur de l’horreur, la poupée rassure, telle une figure salvatrice. Cela agit comme un détournement progressif des codes, mais également à un retour aux contes de fées, cette fois dans une atmosphère sombre et macabre. Le camion de bonbons où circulent les agresseurs, si elle rappelle celui de The Secret, agit en parallèle avec la maison en pain d’épices d’Hansel et Gretel. C’est donc un reflet à double-face que propose Ghostland, à la fois retour aux racines du cinéma d’horreur et retournement de ses codes, ce qui précède le retournement de l’intrigue.

Car ici, le point pivot est atteint de manière aussi pertinente qu’ironique avec la révélation de la mort du personnage de Mylène Farmer. C’est la chute d’une idole, de l’objet de la vénération qui précipite le basculement dans un autre univers. Beth se sépare ainsi de sa figure maternelle, comme elle s’affranchira plus tard de sa figure tutélaire, Lovecraft, pour trouver son propre style littéraire. Ce retournement narratif culmine par une dernière demi-heure cathartique jusqu’à une réplique finale d’une grande subtilité. La psychologie des personnages prend la forme d’un canevas qui se complexifie sans cesse, ce qui contraste avec l’extrême épuration de l’intrigue, où chaque scène va à l’essentiel, où l’émotion jaillit par la condensation de l’action. Avec le recul, le délire mental où sombre peu à peu le personnage est annoncé dès le début du film par une série d’indices disséminés peu à peu : l’interview télévisée agit en miroir avec une scène entre Vera et sa mère où la jeune fille s’inquiète pour sa sœur : « Elle a écrit toute une interview fictive, comme si elle était une auteure à succès ». Des chamallows mangés par Pauline réapparaissent lors d’une séquence dans le sous-sol, quand Vera les fait avaler de force à Beth, comme si elle remplaçait la figure maternelle disparue.

Ghostland agit selon une série de parallèles, de jeux de miroirs et de trompe l’œil, à l’image d’un récit sous forme de strates qui explore les différents niveaux de conscience de son touchant personnage principal. Plus qu’un conte de fées noir et macabre, Pascal Laugier met en place une poétique de l’horreur, à travers un décor baroque qui regorge de détails. Le maquillage des héroïnes en mannequins juvéniles, l’esthétisation extrême de certains plans, tout cela conduit à une transcendance de la violence par le personnage principal et même à l’émergence d’une certaine beauté. Ces poupées martyrisées et cette exploration d’une conscience créative ne font que souligner cette poétisation extrême. C’est peut-être à cela, et en pesant ses mots, que l’on reconnaît un chef d’œuvre.

Juliette

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