Presque ensemble est le premier roman de la journaliste Marjorie Philibert, qui vient de paraître chez JC Lattès en cette rentrée hivernale. Une analyse quasi sociologique du côté obscur de notre génération : les existences médiocres. Un roman sans illusion, férocement drôle.
Le ton est donné dès les premières pages : ce qui réunira Victoire et Nicolas, ce n’est pas un coup de foudre, ni une intrigue tracée par le destin, mais des circonstances complètement dénuées de romantisme : le match de la finale France-Brésil lors de la Coupe du monde 2002 et un rapprochement presque entièrement accidentel d’un côté comme de l’autre. Sans compter que nos deux anti-héros n’ont guère d’expérience dans le domaine amoureux et sexuel, ni même d’envie ou d’appétence particulière pour la vie.
Ce qui caractérise ces deux personnages, avant tout et pour tout, c’est leur médiocrité. Ils ne savent que rêver et se contenter ensuite d’une réalité… médiocre. Impossible pour eux de tirer leur vie vers le haut pour qu’elle se rapproche de leurs rêves : ils ne savent que rester sur le bas-côté de la route et regarder les autres passer. Étudiants, ils se sentent exclus de l’ambiance de la fac et ne se font qu’un seul ami chacun, ils ne savent pas trop comment ça s’est fait, mais bon, ils ne vont pas chipoter. Pourtant ils gravissent les étapes de la vie, emménagent ensemble, sont diplômés, finissent par entrer dans la vie active… mais rien ne se déclenche, aucun coin de leur existence ne s’épanouit, ne décolle. Il n’y a que la routine ; tout élément un tant soit peu novateur se retrouve rapidement intégré dans leur vie et par là même atténué, vidé d’attrait et de sens.
Les héros de Presque ensemble se dépossèdent eux-mêmes de leur pouvoir de décision, persuadé que le monde doit choisir à leur place ou choisira mieux qu’eux. Ils rêvent sans agir ; ils s’attendent à tout avoir sur un plateau d’argent, mais lorsqu’ils voient que ce n’est pas le cas, ils s’y résignent. Peu à peu ils se résignent à tout : à ne pas avoir d’argent, à vivre dans un petit appartement parisien, à ne plus coucher ensemble, à ne plus parler… Comme le dit la 4ème de couverture, même Ptolémée, le chat qu’ils adoptent, n’y changera rien. Elle finit par avoir une aventure bien sûr ; lui aussi, bien sûr. Mais encore une fois tout cela reste, comment dire… factuel, dénué d’engagement. Ce qui aboutit à une petite vie qui les frustre tous deux sans parvenir à les secouer.
C’est en cela que Presque ensemble est une odyssée domestique : Marjorie Philibert décrit par petites touches, avec des chapitres courts et rythmés, la lente fossilisation de leur vie, de leur couple et la montée progressive de la frustration puis de la résignation sans que n’apparaisse jamais une seule tentative de révolte. Jusqu’à leur première et leur dernière dispute, qui n’a rien de spectaculaire. Seulement de la rancœur, de l’incompréhension, de la paresse : le lot commun de beaucoup de couples finalement. Un mélange de fatalité et de désillusion qui finit par condamner la relation.
C’est pour ça que Presque ensemble est bien ficelé, très pertinent et d’une désespérance terrifiante. Il touche du doigt le fléau de notre génération : la médiocrité des gens qui ont renoncé avant même d’avoir essayé quoi que ce soit, découragés d’avance par un monde qui leur semble infiniment arbitraire et vide de sens leur vie. Le lecteur plonge dans cette atmosphère de résignation, d’apathie avec Victoire et Nicolas, ne peut s’empêcher de soupirer ou de rire devant certains moments affligeants, en se disant que non, décidément LUI n’est pas du genre à penser comme ça. Avant de marquer une pause, pile à ce moment, et se dire : mais si… si ces personnages me touchent, s’ils me font réagir, cela ne signifie-t-il pas que je pense un peu comme ça moi aussi ?
A contrario, la fin de Presque ensemble m’a parue beaucoup moins vraisemblable au premier abord. Comment Nicolas et Victoire, qui n’ont jamais pris de décision arrêtée, trouveraient-il la force de caractère nécessaire pour aller se broder l’étoffe d’un humanitaire ou d’une mère célibataire ? Certes, l’auteur insiste bien sur le caractère dérisoire de leur décision et on peut facilement se dire qu’elle est motivée par la peur plutôt que la bravoure mais cela me semblait trop léger.
Cependant, une fois le livre reposé et les mots décantés, j’ai finalement eu l’impression que l’auteur avait voulu montrer quelque chose par cette volte-face soudaine des personnages de l’apathie à l’action. Peut-être montrer que leur apathie était si forte que, pour s’en arracher, ils devaient forcément basculer dans l’autre extrême en prenant des décisions radicales ? Qui signeraient alors la fin de leur vie vécue par défaut et leur permettraient d’échapper à une mort lente, englués dans leur apathie. À ce moment, le changement serait si brutal qu’il expliquerait l’accélération brusque de l’intrigue jusqu’à la chute finale : changer n’est pas anodin, c’est un chamboulement complet dans lequel la vie parvient à survivre ou se casse net. Et les destins différents de Victoire et Nicolas afficheraient le parti pris du livre : plutôt risquer de se perdre soi-même dans l’action que de stagner dans l’apathie toute sa vie.
Reste le dénouement artificiel, provoqué par un deus ex machina sorti de nulle part. Mais c’est une broutille, au sein d’un roman qui sonne aussi juste !
« Ils avaient l’honnêteté de reconnaître que ce qui les attirait, comme tout le monde, c’était que tout était vrai. Ce n’était pas les petites fictions qu’on leur débitait au kilomètre, pour les faire tenir tranquilles. Dans le Loft, l’écran suintait de réalité, une réalité blafarde, mais qui était la leur : celle de jeunes gens qui, comme eux, attendaient vaguement que quelque chose leur arrive. D’une certaine manière, ils avaient le sentiment que l’émission, et son succès phénoménal, leur rendait justice à eux et à tous les anonymes sans destin. Et ils en avaient besoin : derrière son apparente facilité, leur quotidien était âpre. Il était âpre parce que tout dans leur vie se heurtait au vide. Certes, ils faisaient bloc ; mais ils manquaient de modèles dans le fond ; ils manquaient aussi d’imagination. »