Kabuliwallah, recueil de nouvelles de l’indien Rabindranath Tagore

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Kabuliwallah, du poète, romancier, dramaturge, philosophe, compositeur et peintre indien Rabindranath Tagore, vient de paraître chez Zulma. Il m’aura fallu du temps pour sortir de ce recueil de nouvelles ; pour revenir du monde créé par cette écriture sensible, fine comme de la soie, évocatrice et poignante.

J’y ai retrouvé dans Kabuliwallah les thèmes de prédilection de Tagore : l’humble vie des familles modestes dans les villages perdus de la campagne indienne, les hommes livrés au hasard, aux ambitions toujours brisées par la corruption ou le manque de moyens, le destin peu enviable des femmes, qui, toutes, oscillent sur le fil précaire de leur vie, à la merci du bon vouloir de la société. Chacune de ces « petites histoires de malheur » pourrait être déprimante, et la fin l’est parfois. Certaines nouvelles sont déchirantes (Irréductible Chandara, Le Retour de Kokababu), d’autres poignantes (La Dette, Le Cerf d’or), d’autres encore un instant de grâce quasi divine (Un brillant satiriste, Une seule et unique nuit) d’autres presque comiques (Entrée interdite, Takurda). Mais toutes sont splendides. Car elles sont toutes un cadre différent où se déroule la grâce poétique de l’écriture de Tagore, sa description délicate des mille mouvements de l’âme humaine, et de ces innombrables instants où le destin bascule, par la grâce ou le malheur d’un rien.

LaSolutionEsquimauAWEn effet la traductrice, Bee Formentelli, le souligne dans l’excellente postface du recueil, il se glisse toujours dans ces nouvelles pourtant « réalistes », « une liberté, une grâce, une fraîcheur émanant de l’enfance comme d’une source inextinguible », laquelle viendrait d’un endroit perdu dans le passé ou dans l’oubli. Et c’est ce qui empêche de considérer ces fragments de vie comme seulement brisés, car on y voit toujours passer un élan qui apporte et emporte avec lui le rappel que l’existence n’est pas faite que de misère, mais aussi de grâce, d’espérance et de rêve. Ce double mouvement est particulièrement sensible dans « Une seule et unique nuit » où le narrateur, un homme, après avoir fait peu de cas de sa petite compagne de jeux durant toute sa jeunesse, réalise seulement à l’âge adulte, une fois ses rêves de carrière brisés, quel attachement il avait pour elle, alors même qu’elle est mariée à un autre, et mère. À l’occasion d’un orage et d’une crue de la rivière du village pendant la nuit, ils se retrouvent tous les deux bloqués un temps sur un îlot au milieu des eaux déchaînées. Et le narrateur conclut par ces mots : « Je ne suis qu’un professeur adjoint dans une misérable école. Mais pendant une brève nuit, j’ai abordé l’éternité. Et par la grâce de cette seule et unique nuit, qui tranche sur tous mes autres jours et nuits, mon humble existence a été comblée. »

Kabuliwallah met aussi en lumière une position de Tagore qui est, dans le contexte et les mentalités de l’époque, très novatrice : sa conscience de la vie difficile des femmes. Dans sa narration, il souligne clairement l’injustice de la condition dans laquelle les maintient la société indienne : entièrement soumises à leur père ou à leur mari, sans aucun droit personnel. Et au sein du récit, le lecteur a toujours le sentiment que le narrateur penche en faveur de la femme, dans le soin qu’il met à décrire les affres qu’elle traverse, son impuissance face aux hommes, l’esclavage légal qu’est pour elle le mariage. Et ce sentiment traverse tous les romans de Tagore que j’ai lus, si bien que j’en étais venue à me demander ce qui avait bien pu éveiller en lui cette sensibilité, lui qui n’était nullement issu d’une famille avant-gardiste. J’ai enfin trouvé une proposition plausible de réponse, comme le propose Bee Formentelli dans la postface : l’attachement de Tagore, enfant, à la femme de son frère, qui n’avait que deux ans de plus que lui, arrivée dans leur famille encore enfant, et avec qui il partagea tous ses jeux d’enfant et d’adolescent. Peut-être l’aima-t-il ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle se suicida à vingt-cinq ans, ce qui causa un choc terrible à Tagore. On en voit passer des allusions dans ses lettres et ses déclarations, où il dit que cette mort a scindé sa vie en un avant et un après. Si bien qu’elle aurait peut-être suscité sa vocation d’écrivain ; tout au moins sa conscience aiguë et empathique de la condition féminine, et sa reconnaissance de la femme comme égale à l’homme en tous points.

Rabindranath Tagore

Rabindranath Tagore

En tout cas, si vous voulez découvrir l’Inde du XIXe siècle et du début du XXe, avoir un aperçu de la beauté de la littérature indienne de l’époque, ou de l’œuvre de Tagore, Kabuliwallah en est une très belle introduction, pleine de descriptions magnifiques, de détails subtils, de personnages sensibles, ciselés dans une narration éblouissante de simplicité et de beauté, comme autant de gemmes d’un diadème, dont chacune à elle seule est une œuvre d’art. Il va sans dire que tous nos remerciements vont à Zulma et ses traducteurs, pour ressusciter aussi magistralement l’écriture de Tagore au lieu de la laisser sombrer dans l’oubli.

« Alors, glissant une main à l’intérieur de son ample kurta, il tira de dessous son vêtement un morceau de papier chiffonné. Il le déplia et le lissa avec le plus grand soin, puis l’étala sur mon bureau, révélant l’empreinte d’une main toute menue : ce n’était ni une photographie, ni une peinture à l’huile ; il semblait que la menotte eût été frottée avec de la suie avant d’être pressée sur le papier. Chaque année, quand il arrivait à Calcutta pour vendre son raisin dans les rues, il serrait donc dans sa poche de poitrine, tout contre son cœur, ce menu souvenir de sa fille. Comme si le seul contact de cette petite main enfantine, si tendre, pouvait apaiser en quelque sorte la brûlante nostalgie qui dévorait sa vaste poitrine. »

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