Actus

Steve Jobs : L’homme irrationnel

Après avoir emprunté des chemins longs et sinueux, changeant successivement de boîte de production (de Sony à Universal), de réalisateur (de Fincher à Boyle) et d’acteur principal (de Christian Bale à Michael Fassbender), Steve Jobs voit enfin le jour. Et ca valait plutôt la peine.

Steve Jobs n’est pas un biopic comme les autres. En fait, il se présente plutôt comme un film dramatique, un peu à l’image de ce qu’était The Social Network, du même Aaron Sorkin, le scénariste. Le film est un drame donc, en trois actes : avant le lancement de l’ordinateur L.I.S.A, avant le lancement de l’appareil NeXt, et avant le lancement de l’ordinateur iMac. A chaque fois, le film va se concentrer sur les coulisses de ces lancements, s’arrêtant au moment décisif et préférant s’intéresser aux tribulations de Jobs et leurs impacts sur son entourage, et notamment envers sa fille Lisa Brennan, fille qu’il a toujours niée mais composante décisive de ses lubies.

©Universal
©Universal

Clairement, Steve Jobs n’a aucun intérêt dans la forme traditionnelle du biopic. Le fait que le film stoppe au moment des faits historiques en tant que tels, passant sur eux de manière accélérée, et se réduisant à chaque acte à une simple référence, montre que Danny Boyle et Aaron Sorkin ont clairement voulu sortir des sentiers battus, plutôt que le monumentalisme et la sacralisation autour d’un personnage (comme le Jobs avec Ashton Kutcher avait voulu le faire naïvement), et ont préféré s’intéresser au vrai, c’est-à-dire ce qui se passe en coulisses, aidé par le poids lourd que représente la biographie officielle de Walter Isaacson. De la même manière qu’avec The Social Network qui lui passait par le présent (le « jugement » de Zuckerberg) pour expliquer ce qui s’était déroulé dans le passé, Aaron Sorkin s’attache profondément à l’importance des personnages et des personnalités afin que leur manière d’être influe, irradie sur le film (Jesse Eisenberg par son magnétisme seulement mettait à mal Andrew Garfield). Ici, le personnage de Jobs s’y prête parfaitement, le bougre ayant souvent été décrit comme un maniaque (il aurait même décidé de l’aspect poignées de portes dans les studios de Pixar !) menant la vie dure à ses employés, et qui ici sous les traits d’un Michael Fassbender désarmant entraîne absolument tout le monde sur son passage au gré de ses lubies (les 15 premières minutes notamment reste sur la lubie de Jobs pour une voix qui dirait « bonjour », à laquelle il tient absolument mais que son entourage juge dispensable).

Par ailleurs, Danny Boyle s’est attaché à montrer une véritable évolution de ses personnages, celui de Steve Jobs en tête, puisque Fassbender ne ressemble physiquement au fondateur d’Apple que durant la troisième partie ; mais il est clair que l’acteur s’est surtout basé sur son jeu extrêmement travaillé pour cultiver le mimétisme avec son modèle. Et pour cause : tous les membres d’Apple cités dans le film sont encore bien vivants, à l’exception de Steve Jobs lui-même, ce qui a donné plus de pression, mais aussi plus de libertés à Fassbender pour créer sa propre version. Celle-ci pourrait se définir comme un croisement entre Sheldon Cooper et Sherlock Holmes (version Cumberbatch) : l’un pour la névrotique (l’obsession des détails, à commencer par le titre que les journaux doivent faire à sa gloire), l’autre pour l’autisme (un Jobs qui reste cloîtré dans son monde, où rien ne le distrait, refusant l’accès à tout, même à l’évidence, comme le montre le combat pour la reconnaissance de sa fille), refusant toute figure discordante dans son schéma qu’il juge parfait et inamovible (la scène de dispute avec John Sculley est à ranger parmi les plus intenses de ce début d’année). Danny Boyle renverse les codes du genre, et nous montre que le véritable monde de Steve Jobs, c’est celui qui se passe intérieurement dans sa tête (avec les scènes de flashback) et projeté à l’extérieur dans sa conception boulimique de projets : en 15 ans, il a eu le temps de faire trois projets (dont un, NeXt, quasiment en solo), et d’être viré puis rappelé d’Apple !

©Universal
©Universal

Steve Jobs est brillant dans son état de produit cinématographique, notamment parce qu’il réussit à maintenir une tension paroxystique pendant deux heures, provoquant une collision de mondes entre celui du petit génie et celui de l’humanité, d’où le choix stratégique de se placer quelques minutes avant les lancements, avec une Apple-fourmilière retranscrivant impeccablement l’angoisse inhérente, et pour mieux accentuer l’effet d’excitation. Les séquences, harassantes, semblent à chaque fois inarrêtables et paraissent presque être des plan-séquences, rendant tout montage presque superflu, si bien qu’on ne ressent jamais l’ennui au cours de ces deux heures. Dans cette représentation de la frénésie des idées, même la tension amoureuse est absorbée, quand Joanna Hoffman dit : « pourquoi on n’a pas couché ensemble ? ». « Parce qu’on n’était pas amoureux », répond un Jobs qui n’en a cure, refoulant et le fantasme et l’inceste, et refusant l’entrée dans son monde à sa propre fille tel un enfant qui dirait « tu ne joues pas » à un de ses camarades de classe, et ne s’accomplissant comme adulte que lorsqu’il reconnaît enfin, après 15 ans, Lisa Brennan. C’est là un pilier majeur du film : la définition de Jobs par rapport aux autres personnages, et vice-versa. Le film se positionne entre un Jobs convaincu du bien-fondé de ses décisions, associé à une détermination sans faille égoïste et narcissique (NeXt, en sorte une boîte noire, se fait en réponse à son éviction d’Apple), et des collaborateurs qui essaient d’exister hors de son ombre de plus en plus grande, en témoigne sa passe d’armes violente au milieu d’un amphithéâtre avec Steve Wozniak, qui n’a de cesse de vouloir faire reconnaître le mérite de son équipe Apple II. Même John Sculley, en témoigne les traits tirés de Jeff Daniels lors du troisième acte, ou Joanna Hoffman, qui menace de démissionner s’il ne parle pas à Lisa, semblent exténués face à l’infernal Jobs, chef d’orchestre d’une troupe discordante, et metteur en scène inflexible d’un ballet indécis où la névrose rencontre et se lie à l’angoisse.

©Universal
©Universal

A la fois catharsis individuelle et explosion sensible collective, Steve Jobs est une odyssée fascinante qui voit Jobs ne jamais céder, conservant ses principes solides, mais le film n’échappe malheureusement pas à une fin de parcours un peu en roue libre et assez facile. Jusqu’au bout, le patron d’Apple se bat pour imposer ses idées sans s’en laisser compter, refusant tout retard, tout échec, au détriment de sa propre fille. Mais à la fin, quelques minutes avant que Jobs ne fasse un triomphe avec l’iMac, Jobs sort de son monde, et accepte tout ce qu’il refusait alors : Lisa le « ramène à la raison/sur Terre », lui faisant avouer que depuis le début, son principal moteur a été son refoulement de son souvenir, projeté notamment dans le nom de son premier projet, le L.I.S.A. Peut-être était-ce la suite naturelle des choses : le prisme de l’affrontement conscient/inconscient à l’intérieur de Jobs était, pour s’attaquer à la personnalité torturée de Steve Jobs, un point de vue unique et original, et probablement le meilleur moyen d’en faire ressortir toute la substance. Toutefois, après avoir conservé une intensité folle pendant 1h50, le fait de finir presque sur un hold-up « à l’américaine », forçant la décision et humanisant définitivement cet être mystérieux dont on n’arrivait toujours pas à savoir si c’était un génie inachevé ou un odieux salopard, laisse un petit goût d’inachevé. Malgré tout, Steve Jobs, tant la personne que le personnage, s’étant battus tels un réalisateur pour son director’s cut, ne l’ont pas volé, tout comme le film lui-même, servi par une réalisation et des acteurs irréprochables : Jeff Daniels a rarement été aussi bon, Kate Winslet sera une sérieuse candidate aux Oscars, Katherine Waterston, malgré son petit rôle, est saisissante d’authenticité; et il ne nous étonnerait pas que Michael Fassbender, éblouissant, vole la statuette à Leonardo Di Caprio, comme Matthew McConaughey l’avait fait il y a deux ans…

Steve Jobs est l’une des attractions de ce début d’année : ne manquez pas d’aller le voir !

Leo Corcos

Critique du peuple, par le peuple, pour le peuple. 1er admirateur de David Cronenberg, fanboy assumé de Doctor Who, stalker attitré de David Tennant.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *